22

Une fois l’incendie circonscrit, les pompiers étaient en train de quitter les lieux lorsque Zavala se présenta de nouveau devant l’immeuble de Hanley. En produisant sa carte d’identité de la NUMA, il parvint à franchir le cordon jaune posé par la police. Après l’avoir brandie sous le nez de l’inspecteur chargé des incendies criminels, il replaça très vite dans son portefeuille la carte plastifiée assortie d’une photo, car il n’avait aucune envie d’expliquer pourquoi un membre d’une organisation océanographique furetait sur les lieux d’un sinistre, en plein cœur de San Diego.

L’inspecteur, un dénommé Connors, lui apprit que certains témoins avaient signalé la présence d’un hélicoptère patrouillant dans le secteur. Ils lui avaient aussi décrit l’étrange éclair qui avait zébré le ciel avant l’explosion. Pourtant il n’avait pas éliminé la possibilité que cette dernière se soit produite à l’intérieur du bâtiment Zavala ne pouvait l’en blâmer. Ce n’était pas tous les jours qu’un hélicoptère de combat attaquait un immeuble de bureaux à San Diego. « Comment se porte la femme blessée ? » demanda Zavala.

— Aux dernières nouvelles, elle va bien, dit Connors. Deux types l’ont sortie de son bureau avant que le feu se propage. »

Zavala remercia Connors et s’éloigna. Comme il levait la main pour héler un taxi, une berline Ford noire s’arrêta au bord du trottoir. L’agent Miguel Gomez était au volant L’homme du FBI se pencha sur le siège du passager et ouvrit la portière. Zavala monta.

Gomez posa sur Zavala son fameux regard désabusé. « C’est sûr, les événements se sont précipités depuis que vous et votre partenaire êtes arrivés en ville, dit l’agent Vous entrez dans mon bureau et, quelques heures plus tard, le Farmer et son ordure d’avocat partent en fumée. Vous ne voulez pas rester encore un peu dans le coin ? Toute la mafia mexicaine et leurs potes s’autodétruiront. Ça nous fera un boulot de moins, ce qui me conviendrait parfaitement. »

Zavala partit d’un petit rire. « Merci encore pour votre protection à Tijuana.

— Pour me remercier d’avoir pris le risque de déclencher un incident diplomatique en faisant franchir la frontière à un bataillon de tireurs d’élite, vous aurez peut-être la bonne idée de me dire ce qui est en train de se tramer.

— J’aimerais bien le savoir moi-même, lança Zavala en haussant les épaules. Qu’est-il arrivé à Pedralez ?

— Il traversait Colonia Obrera, un coupe-gorge à l’ouest de Tijuana, à bord de sa voiture blindée. Les SUVs de ses gardes du corps roulaient devant et derrière lui. Le véhicule de tête est touché en premier. Une seconde plus tard, la voiture de Pedralez explose. Le choc a dû être terrible parce que cette bagnole était aussi solide qu’un tank. Le troisième véhicule fait un tête-à-queue et fiche le camp sans demander son reste.

— Il s’agissait sans doute d’un missile antichar. »

Gomez fixa Zavala de son regard sombre et pénétrant. « La police mexicaine a trouvé dans une allée un chargeur provenant d’un missile antichar suédois Gustav.

— Les Suédois s’en prennent aux caïds mexicains de la drogue, à présent ?

— J’aimerais bien. En fait, on trouve ce type de matériel sur le marché mondial des armes. Je suppose qu’ils en font la publicité au dos des boîtes de céréales. Cette arme est d’un maniement relativement simple. On la pose sur l’épaule et on fait feu. Il paraît que deux types peuvent tirer jusqu’à six coups à la minute. Parlez-moi de ce qui est arrivé à Hanley.

— Kurt et moi venions de quitter l’immeuble quand nous avons vu un hélicoptère vert planer aux abords de son cabinet. Nous sommes rentrés dans l’immeuble et, pendant que nous étions dans l’ascenseur, une explosion a retenti. Quelques témoins ont aperçu un éclair. Il pourrait s’agir d’un lanceur de missile.

— Combien de missiles faut-il pour éliminer un avocat marron ? On croirait entendre une blague de juriste.

— Je ne crois pas que Hanley l’aurait trouvée drôle.

— Ce type n’a jamais eu le sens de l’humour. Il s’agit d’une véritable extermination. Ceux qui l’ont eu souhaitaient tellement sa mort qu’ils se fichaient de provoquer un pareil ramdam. »

Il réfléchit un instant. « Pourquoi êtes-vous rentrés dans l’immeuble ?

— Kurt a cru reconnaître l’hélicoptère. Il ressemblait à celui qu’il avait aperçu en Basse-Californie, après l’explosion sous-marine.

— Vous aviez donc déjà parlé à Hanley ? »

Gomez avait peut-être l’air endormi, mais rien ne lui échappait, pensa Zavala. « Nous l’avons questionné au sujet de l’usine de tortillas. Il nous a avoué avoir été contacté par un courtier d’affaires de Sacramento dont l’un des clients souhaitait monter une opération de couverture au Mexique. Hanley a mis ce client en rapport avec Pedralez.

— Comment s’appelait le courtier en question ?

— Jones. Economisez votre argent. Il est mort. »

Gomez eut un petit sourire narquois. « Attendez que je devine. Son véhicule a explosé.

— Il est tombé d’une falaise. Un accident de la circulation, soi-disant. »

Un homme en costume bleu sombre apparut derrière la vitre de la berline sur laquelle il cogna légèrement pour attirer l’attention de l’agent Gomez. Ce dernier hocha la tête et se tourna vers Zavala. « Ils veulent que j’entre dans l’immeuble. Restons en contact. » Puis il ajouta en espagnol :  « Nous les chili-peppers mexicano-américains devons nous serrer les coudes.

— Absolument, dit Zavala en ouvrant la portière pour sortir. Je retourne à Washington. Appelez-moi au quartier général de la NUMA si vous avez besoin d’un coup de main. »

Zavala s’était montré honnête envers Gomez mais sans aller jusqu’à mentionner devant lui l’existence du Groupe Mulholland. Il savait qu’il y avait peu de chances pour que le FBI tente un coup de force et surgisse dans leurs locaux, mandat en main, mais il valait mieux ne pas compliquer sa propre enquête. À son retour à l’hôtel, il appela les renseignements de Los Angeles et demanda le numéro du Groupe Mulholland qu’il composa aussitôt. La réceptionniste qui lui répondit avait une voix agréable. Elle lui indiqua comment se rendre à leurs bureaux. Zavala pria le concierge de l’hôtel de lui trouver une voiture de location. Quelques minutes plus tard, il prenait la direction du nord et de Los Angeles.

En fin de matinée, il quitta l’autoroute d’Hollywood pour pénétrer dans ces quartiers résidentiels labyrinthiques, entrecoupés de centres commerciaux, qu’on rencontre souvent en Californie. Zavala ne savait pas très bien ce qu’il allait trouver à l’arrivée, mais il fut quand même surpris de découvrir cet immeuble de bureaux parfaitement normal, coincé entre un magasin Stapples et une Pizza Hut. Après l’explosion au Mexique et les morts étranges de Hanley et de Pedralez, il s’attendait à quelque chose de moins banal.

Le vestibule était spacieux et clair. La charmante réceptionniste qu’il avait eue au téléphone quelques heures auparavant l’accueillit tout aussi aimablement quand il apparut devant elle. Sans qu’il eût besoin d’exercer sur elle son charme latin, la jeune femme répondit spontanément aux questions qu’il lui posa sur la compagnie, lui montra des brochures et lui dit d’appeler si jamais il avait besoin de services d’ingénierie hydraulique, il remonta dans sa voiture de location et resta assis derrière le volant à fixer cette façade si ordinaire. Qu’allait-il faire à présent ? Son téléphone cellulaire sonna. Austin l’appelait du quartier général de la NUMA. « La pêche a été bonne pour toi ? » demanda Kurt.

— Je suis actuellement devant les locaux du Groupe Mulholland », dit Zavala avant de le mettre au courant de ses dernières découvertes.  Ensuite Austin lui parla de sa visite au Centre Garber, de sa conversation avec Buzz Martin et des révélations de Max.

« Tu en as fait bien plus que moi », remarqua Zavala. « Je ne suis tombé que sur des impasses pour l’instant. Cet après-midi, je me rends dans le Nord de l’État de New York pour tenter d’élucider le mystère du pilote de l’aile volante. Profite donc de ton séjour à L.A. pour enquêter sur Gogstad. »

Ils convinrent de comparer leurs notes quand ils se retrouveraient à Washington le lendemain. Zavala raccrocha et chercha le numéro du Los Angeles Times. Il obtint la salle de rédaction, se présenta et demanda à parler à Randy Cohen de la page financière.

Quelques instants plus tard, une voix enfantine résonnait dans le combiné. « Jœ Zavala, quelle bonne surprise ! Comment vas-tu ?

— Bien, merci. Et comment se porte le meilleur journaliste à l’ouest du Mississippi ?

— Il fait ce qu’il peut avec les rares cellules grises qui lui restent de notre époque tequila sunrise. Et toi, tu tiens toujours la NUMA à bout de bras ?

— Justement, je suis ici pour enquêter dans le cadre de la NUMA et je me demandais si tu pourrais me donner un petit coup de main.

— Toujours prêt à rendre service à un vieux copain de fac.

— C’est sympa, Randy. J’ai besoin d’informations sur une compagnie basée en Californie. As-tu déjà entendu parler de la Corporation Gogstad ? »

Il y eut un silence à l’autre bout de la ligne. Puis Cohen demanda : « Tu as bien dit Gogstad ?

— Exactement. » Jœ épela le nom pour qu’il n’y ait aucune erreur. « Cela t’évoque-t-il quelque chose ?

— Rappelle-moi à ce numéro dans quelques instants », fit Cohen avant de raccrocher brutalement.  Zavala s’exécuta. Cohen répondit. « Désolé de t’avoir raccroché au nez. Nous parlons sur mon téléphone cellulaire. Où es-tu ? »

Zavala décrivit l’endroit où il se trouvait. Connaissant bien le quartier, Cohen lui indiqua un café situé non loin de là. Zavala sirotait son deuxième expresso lorsque Cohen entra. Apercevant Zavala installé au comptoir, le reporter lui adressa un large sourire, s’avança vers lui à grandes enjambées et lui serra la main avec effusion. « Bon sang, tu as l’air en pleine forme, Jœ. Tu n’as pas changé d’un poil.

— Et toi non plus. » Zavala ne mentait pas. Ils avaient fait connaissance alors qu’ils travaillaient ensemble pour la même gazette universitaire. Malgré les années, le journaliste était resté le même. Sa maigre carcasse s’était un peu étoffée et sa barbe noire était à présent parsemée de gris, mais il avait gardé sa démarche d’échassier géant, et ses yeux bleus clignant derrière ses lunettes à monture d’écaille étaient aussi pénétrants qu’autrefois.

Cohen commanda un double latte et conduisit Jœ vers une table à l’écart. Il prit une gorgée, déclara le café excellent puis se pencha en avant et dit à voix basse :  « Alors, dis-moi un peu, mon vieux, pourquoi la NUMA s’intéresse-t-elle à Gogstad ?

— Tu as probablement entendu parler des baleines qu’on a retrouvées mortes sur la côte de San Diego. » Cohen hocha la tête. « En recherchant la cause de l’incident, nous sommes remontés jusqu’à une entreprise implantée dans la péninsule de Basse-Californie, ayant un lien avec le Groupe Mulholland. Gogstad est la société mère. »

Les yeux de Cohen se plissèrent. « Quel genre d’entreprise ?

— Ne ris pas. C’est une usine de tortillas.

— Rien de ce qui a trait à cette société ne me fait rire.

— Alors tu la connais.

— Intimement. C’est pourquoi j’ai été sidéré lorsque tu as appelé. Nous venons de passer près d’une année à enquêter sur Gogstad. Nous intitulerons cette série d’articles “Les pirates de l’eau”.

— Je pensais que la piraterie avait disparu depuis Capitaine Kidd.

— Ça dépasse tout ce que Kidd a jamais pu imaginer.

— Qu’est-ce qui t’a poussé à vouloir écrire ces articles ?

— Le plus pur des hasards. Nous cherchions des renseignements sur les fusions de sociétés, celles du genre pépère qui ne font pas toujours les gros titres, mais qui intéressent tout autant le citoyen moyen. Notre filet s’est resserré autour d’une entreprise presque indétectable. Nous étions comme des chasseurs suivant inlassablement des traces de gibier recouvertes par la neige.

— Ces traces étaient-elles celles de Gogstad ? »

Cohen hocha la tête. « Ça nous a pris des mois pour les repérer et, à l’heure actuelle, nous ne connaissons pas encore tous les détails. Gogstad est un truc énorme ! Ses avoirs fonciers s’élèvent à des centaines de milliards de dollars. C’est sans doute la plus vaste multinationale ayant jamais existé.

— J’avoue que je ne lis pas le Wall Street Journal tous les jours, mais si cette société est aussi énorme que tu le prétends, je m’étonne de n’en avoir jamais entendu parler.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Ils ont dépensé des millions pour garder leurs affaires secrètes. Ils négocient dans l’ombre, utilisent des sociétés écran, le truc habituel. Heureusement que l’informatique existe ! Nous sommes passés par le Système d’information géographique, le GIS. Ce serveur relie les infos de la base de données à des points sur une carte. Les flics emploient le même système pour surveiller les réseaux criminels. Nous avons obtenu de magnifiques graphiques montrant les diverses implantations de Gogstad à travers le monde.

— Qui se cache derrière cette supercorporation ?

— Nous sommes quasiment persuadés que les rênes du pouvoir sont entre les mains d’une seule et même personne. Elle s’appelle Brynhild Sigurd. »

Zavala, qui méritait bien sa réputation d’homme à femmes, dressa l’oreille en entendant ce nom. « Parle-moi de Miss Sigurd.

— Je ne peux pas t’en dire grand-chose. Le magazine Fortune ne l’a jamais mentionnée dans la liste des femmes les plus riches du monde, et pourtant elle pourrait parfaitement occuper la première place. Nous savons qu’elle est née aux États-Unis de parents Scandinaves, qu’elle a étudié en Europe et qu’elle a fondé par la suite une compagnie d’ingénierie, appelée Groupe Mulholland.

— Justement j’en viens. J’aurais dû demander à rencontrer cette dame.

— Cela ne t’aurait servi à rien. Elle est officiellement présidente de cette société, mais personne ne l’a jamais vue.

— Pourquoi avoir choisi un tel nom pour cette compagnie ? Leurs bureaux ne sont pas situés sur Mulholland Drive ! »

Cohen sourit avec indulgence. « Tu n’as jamais entendu parler du scandale d’Owens Valley ?

— Cette affaire avait un rapport avec le système hydraulique de Los Angeles, je crois.

— Exact. C’est difficile à imaginer aujourd’hui, mais dans les années 20, L.A. n’était qu’une petite ville au milieu du désert. Elle avait besoin d’eau pour s’étendre. La grande source la plus proche sommeillait au cœur d’Owens Valley, à trois cents kilomètres vers le nord. L.A. n’a rien trouvé de mieux que d’envoyer des types là-bas pour acquérir les droits sur le fleuve. Les habitants du coin ont compris trop tard ce qui se passait. Ils n’ont rien pu faire. Leur eau avait déjà pris le chemin de Los Angeles.

— Qu’est-il arrivé à Owens Valley ?

— Elle s’est retrouvée asséchée. » Il eut un petit rire sardonique. « L’essentiel de l’eau payée par les contribuables aboutissait dans la vallée de San Fernando, pas dans la ville même. Une poignée d’hommes d’affaires locaux ont acheté les terres de la vallée pour une bouchée de pain. Quand l’eau arriva, les prix grimpèrent en flèche et les spéculateurs empochèrent des millions. L’homme qui a monté ce coup fumant s’appelait William Mulholland.

— Intéressant. Quels sont les liens unissant Mulholland et Gogstad ?

— Gogstad est issue de la compagnie Mulholland. À présent, cette dernière est une filiale fournissant des services en matière d’ingénierie à la société mère.

— Comment Gogstad procède-t-elle exactement ?

— D’abord ils ont acquis des intérêts dans des compagnies d’oléoducs, de fourniture d’énergie et de construction. Ensuite, ils se sont étendus vers les institutions financières, les assurances, les médias. Au cours de ces dernières années, ils se sont polarisés sur un seul produit : l’or bleu.

— Je ne connais que l’or à 18 carats. »

Cohen leva son gobelet. « L’or bleu, c’est l’eau !

— Ouais. » Cohen le plaça devant la lumière comme s’il contenait un bon vin, puis il en prit une gorgée. « L’eau n’est plus un droit naturel, c’est devenu un luxe pouvant atteindre des prix plus élevés que le gaz raffiné. Gogstad est le principal intervenant dans le business de l’eau à travers le monde. Elle contrôle des compagnies de distribution dans cent cinquante pays, répartis sur les six continents, et approvisionne en eau plus de deux cents millions de personnes. Ils ont tout fait pour que le Congrès vote la loi de privatisation de la Colorado River. C’est le plus gros coup à leur actif jusqu’à présent.

— J’ai lu quelque chose à ce propos. Dis-m’en davantage.

— Les États de l’ouest et du sud-ouest dépendent essentiellement de la Colorado River, un système qui a toujours été régi par les organismes fédéraux. Ce sont eux qui ont construit les grands barrages et les réservoirs, en collaboration avec les États et les villes. La nouvelle loi a supprimé ce contrôle gouvernemental et a confié le marché à des compagnies privées.

— La privatisation est une chose fort commune de nos jours. Certaines prisons sont gérées par des sociétés privées. Pourquoi pas les systèmes de pompage ?

— Tel est l’argument qui a été avancé pour faire passer cette loi. Les États se sont disputé les droits sur l’eau pendant des années. Des tonnes d’argent ont été dépensées en procès. Les partisans de la réforme disaient que la privatisation mettrait fin à ce gâchis. L’eau serait distribuée de manière plus efficace. Les investisseurs se chargeraient de financer les gros travaux d’amélioration. La sécheresse leur a permis de franchir la ligne d’arrivée en vainqueurs. Les villes manquent d’eau et les gens ont peur.

— À quel niveau de la chaîne Gogstad intervient-elle ?

— Tout semble organisé de la façon suivante : le système de la Colorado River serait dirigé par une poignée de sociétés bien distinctes, mais travaillant conjointement.

— Dans le but de redistribuer la richesse ?

— C’était l’idée de départ. Mais il y a un petit problème. Toutes ces compagnies appartiennent à Gogstad, et cela personne ne le sait.

— Par conséquent, Gogstad a la mainmise sur la Colorado River. »

Cohen approuva d’un hochement de tête. « Ils ont reproduit la même chose à plus petite échelle à travers tout le pays. Ils ont signé des contrats pour extraire l’eau des glaciers d’Alaska. Ils ont étendu leur champ d’action jusqu’au Canada, qui possède les plus grandes sources d’Amérique du Nord. Ils contrôlent l’essentiel de l’eau présente en Colombie britannique. Bientôt les Grands Lacs ne seront plus que des réservoirs Gogstad. »

Zavala laissa échapper un petit sifflement. « Ça fait froid dans le dos, mais ça correspond tout à fait à la notion de mondialisation, la concentration du pouvoir économique entre quelques mains.

— Bien sûr. Le fait de prendre possession de la plus précieuse ressource d’un pays est une opération parfaitement légale, que ça nous plaise ou pas. Seulement Gogstad ne respecte pas la règle du jeu, et c’est là qu’il faut avoir peur.

— Que veux-tu dire ?

— Je vais te donner un exemple. Le député Jeremy Kinkaid s’est battu bec et ongles contre le projet de loi de réforme de la Colorado River et dernièrement, durant les sessions du Congrès, il a menacé de faire annuler la nouvelle législation. Or, il est mort dans un accident.

— Des tas de gens meurent dans des accidents. »

Le reporter sortit de sa poche une carte du monde qu’il déplia sur la table. Chuchotant presque, il dit :  « Tu vois ces carrés rouges ? Ne t’embête pas à les compter. Il y en a des douzaines.

— Les acquisitions de Gogstad ?

— Façon de parler. Pendant que Gogstad étendait ses ramifications, elle tombait sur des joueurs déjà installés, les compagnies et les municipalités chargées de contrôler la distribution de l’eau dans chaque pays. Très souvent, Gogstad avait affaire à des individus coriaces qui refusaient ses avances. » Il donna une petite tape sur la carte. « Nous avons mis en relation les diverses acquisitions et les informations concernant le personnel des compagnies rachetées. À chaque endroit où tu vois un carré rouge, l’acquisition a coïncidé avec des “accidents” fatals, touchant tel ou tel dirigeant de la société en question, il est même arrivé qu’un directeur de compagnie disparaisse purement et simplement.

— De deux choses l’une. Soit Gogstad utilise les méthodes de la pègre soit elle a beaucoup de chance.

— Imagine un peu. Dans les dix dernières années, elle a absorbé des compagnies d’eau internationales basées en France, en Italie, en Grande-Bretagne et en Amérique du Sud. C’est un peu comme les Borg de Star Strek, cette race extraterrestre qui accroît sa puissance en assimilant les autres espèces. Ils ont acquis des concessions en Asie et en Afrique du Sud... » Cohen se tut, interrompant son énumération précipitée et braqua son regard vers la porte puis se détendit quand il vit entrer une femme et un enfant.

Zavala leva un sourcil, mais ne dit rien. « Désolé, fit Cohen. Toute cette histoire me rend complètement parano.

— Une petite paranoïa peut être une chose salutaire parfois, mon ami. »

De nouveau, Cohen baissa le ton. « Il se peut que nous ayons une taupe au sein de la rédaction. C’est pourquoi je t’ai demandé de m’appeler sur mon portable », dit-il dans un murmure, il agita nerveusement sa cuiller. « Des tas de trucs bizarres se sont passés au journal.

— Quel genre de trucs ?

— Rien dont je sois vraiment sûr. Des dossiers qu’on ne retrouve pas dans l’ordre où on les a classés. Des inconnus qui se baladent dans l’immeuble. Des regards étranges.

— Tu es sûr que ce n’est pas ton imagination ?

— D’autres membres de l’équipe ont noté certaines anomalies, eux aussi. Bon Dieu. Ça se voit tellement que j’ai la frousse ?

— Tu parviens même à me rendre nerveux.

— Parfait, je veux que tu sois nerveux. Je ne pense pas que Gogstad hésiterait une seule seconde à se débarrasser de quiconque se dresse sur sa route.

— Et où cette route mène-t-elle ?

— Pour moi, c’est clair, ils veulent contrôler toutes les réserves d’eau douce de la planète. »

Zavala médita cette affirmation. « Ce n’est pas une mince affaire. Ce qu’ils ont fait en Amérique du Nord et en Europe est très impressionnant, mais une seule compagnie peut-elle s’accaparer toute l’eau douce existant dans le monde ?

— Ce n’est pas si difficile que tu as l’air de le croire. L’eau douce représente moins d’un demi pour cent de l’eau mondiale. Le reste est constitué par l’eau de mer, celle des neiges éternelles et des nappes phréatiques. La plus grande partie est trop polluée pour qu’on l’utilise, et la planète en a besoin chaque jour un peu plus.

— Mais l’essentiel de cette eau n’est-il pas encore sous le contrôle de toutes sortes d’individus et de gouvernements ?

— Ça n’est plus le cas. Gogstad repère une source dans une région donnée, offre d’en prendre la direction en faisant toutes sortes de généreuses concessions. Quand elle s’est infiltrée dans la place, elle utilise la corruption, l’extorsion ou pire encore, afin de rafler tout le gâteau. Durant les cinq dernières années, Gogstad a terriblement encouragé la privatisation du secteur public. Ce mouvement s’est intensifié avec les nouveaux traités internationaux relatifs au commerce, qui privent les pays de leurs droits de propriété sur l’eau. Pour l’amour du ciel, Jœ, l’histoire d’Owens Valley est en train de se rejouer, mais, à présent, c’est le monde entier qui est concerné !

— Ta mégacompagnie m’a tout l’air d’une pieuvre géante.

— Charmante analogie même si elle fait un peu cliché. » Il prit dans sa poche un crayon gras de couleur rouge et dessina une série de lignes et de flèches sur la carte. « Ici tu as les tentacules. L’eau du Canada et d’Alaska partira vers la Chine. Celle d’Ecosse et d’Autriche approvisionnera l’Afrique et le Moyen-Orient. L’Australie a signé des contrats d’exportation en direction de l’Asie. En apparence, ce marché est réparti entre plusieurs sociétés n’ayant rien à voir les unes avec les autres. Mais à travers ses corporations clandestines, c’est Gogstad qui tire toutes les ficelles.

— Comment ont-ils l’intention de déplacer toute cette eau ?

— Une filiale de Gogstad a déjà développé cet aspect technique, ils se serviront d’énormes sacs scellés contenant des millions de litres. En outre, les chantiers navals Gogstad ont construit des tankers de cinquante mille tonnes capables de transporter aussi bien du pétrole que de l’eau.

— Tout cela coûte très cher.

— On dit que l’eau peut couler vers l’amont si l’argent le veut. Les clients paieront, quel qu’en soit le prix. Mais elle ne servira pas à étancher la soif des pauvres connards qui vivotent dans les trous perdus. Elle est réservée à la haute technologie, l’un des plus grands pollueurs, soit dit en passant.

— Toute cette histoire est incroyable.

— Accroche-toi à ton siège, Jœ, parce que tu ne sais pas encore tout. » Il martela la carte de l’Amérique du Nord du bout de son doigt. « Voilà le grand marché. Les États-Unis. Tu te rappelles ce que j’ai dit à propos de la mainmise de Gogstad sur les ressources hydrauliques du Canada ? Un plan a été élaboré pour détourner de grandes quantités d’eau. Ils la prendront dans la baie d’Hudson, la feront transiter par les Grands Lacs jusqu’à la Sun Belt. » Son doigt se déplaça vers l’Alaska. « La Californie et les autres États désertiques ont pratiquement asséché la Colorado River, aussi existe-t-il un autre projet consistant à pomper l’eau glacière du Yukon pour l’acheminer vers l’ouest de l’Amérique. Un vaste système de barrages, de digues et de réservoirs géants. Un dixième de la Colombie britannique serait inondé, ce qui provoquerait la disparition massive des ressources naturelles et de la population de cette région. Les nouvelles usines hydroélectriques engrangeraient d’énormes quantités d’énergie. Devine qui est le mieux placé, du point de vue stratégique, pour bénéficier de l’argent provenant des industries de production d’énergie et de travaux publics ?

— Je crois connaître la réponse.

— Eh oui. Ils empocheront des milliards ! Cette escroquerie a été mise au point voilà des années. Son exécution a été retardée en raison de son caractère destructeur et onéreux, mais avec leurs puissants soutiens, ils ont aujourd’hui une chance d’arriver à leurs fins.

— Gogstad encore ?

— Tu saisis maintenant », dit Cohen.  Sa fébrilité ne cessait de croître. « Cette fois, il n’y aura personne pour s’opposer à eux. Gogstad a acheté des journaux et des chaînes de télévision. Elle peut lancer un battage médiatique auquel il ne sera pas facile de résister. L’influence politique de Gogstad est phénoménale. Au sein de leurs conseils d’administration, on trouve d’anciens présidents, des chefs de gouvernements, des ministres. Il n’y a aucun moyen de les combattre. Si tu imagines un instant que ce pouvoir politique et financier se trouve entre les mains de quelqu’un qui n’hésite pas à employer des méthodes relevant de la guérilla urbaine, tu comprendras mieux pourquoi je suis si nerveux. »

Il s’arrêta pour reprendre son souffle. Son visage était rouge d’excitation. Des gouttes de sueur brillaient sur son front, il fixa Zavala comme s’il le mettait au défi de le contredire.

Puis le corps de Cohen sembla s’affaisser. « Désolé, s’excusa-t-il. Je baigne dans cette folie depuis trop longtemps. Je pense que je suis au bord de la dépression nerveuse. C’est la première fois que j’ai l’occasion de m’épancher. »

Zavala hocha la tête. « Plus tôt l’article sera publié, mieux ça vaudra, il te faudra combien de temps ?

— Il sortira bientôt. Nous y mettons la dernière touche. Nous voulons savoir pourquoi Gogstad a construit un tel nombre de supertankers.

— Cela paraît cadrer avec leur intention de transporter d’importantes quantités d’eau.

— Oui, nous savons qu’ils ont pris des contacts en Alaska pour déplacer l’eau des glaciers, mais les chiffres dépassent tout, il y a bien trop de tankers pour le marché existant, même si on y ajoute la Chine.

— Il faut du temps pour construire un bateau. Peut-être veulent-ils se tenir prêts. Ils les garderont en réserve jusqu’à ce qu’ils en aient besoin.

— C’est bien ce qui m’intrigue. Ces bateaux ne sont pas gardés en réserve. Chaque tanker possède son capitaine et son équipage. Ils sont ancrés dans les eaux de l’Alaska et ils attendent.

— Ils attendent quoi ?

— C’est ce que j’aimerais savoir.

— Quelque chose de grave est en train de se passer, murmura Zavala.

— Mon flair de reporter me dit la même chose. »

Un frisson désagréable parcourut l’échiné de Zavala, comme si l’un de ces tentacules gluants qu’il avait évoqués lui avait tapé sur l’épaule. Il se rappela sa conversation récente avec Austin, lorsqu’ils avaient parlé des dangers inconnus surgissant parfois des abysses. Comme d’habitude, Kurt avait vu juste. L’intuition de Zavala lui disait qu’une créature énorme et affamée se tenait tapie dans les ombres azuréennes, guettant sa proie. Et cette créature avait pour nom Gogstad.

23

Le visage du directeur de la CIA, Erwin LeGrand, rayonnait de fierté lorsque sa fille de quatorze ans, Katherine, s’avança vers lui, montée sur son hongre bai. Elle glissa de la selle et présenta à son père le trophée qu’elle venait de remporter pour l’épreuve de style anglais. « Voilà pour ton bureau, papa », dit-elle. Ses yeux pervenche brillaient d’excitation. « Je l’offre au meilleur papa du monde. C’est toi qui m’as acheté Val et qui m’as payé toutes ces leçons qui ont coûté si cher. »

LeGrand saisit la coupe et glissa son bras autour des épaules de sa fille. Elle ressemblait tant à sa mère. « Merci, Katie, mais ce n’est pas moi qui ai fait de Valiant un cheval si obéissant. Tu as travaillé dur pour obtenir ce résultat. » Il sourit. « D’accord, je le prends, mais ce n’est qu’un prêt. Dès que je l’aurai montré à tous les membres de l’agence, il rejoindra les autres dans ta mallette à trophées. »

La fierté de LeGrand se mêlait d’un sentiment de culpabilité. Certes, il avait encouragé financièrement l’amour de sa fille pour l’équitation, mais c’était la première compétition à laquelle il assistait depuis des années. Le photographe du club les rejoignit et LeGrand posa aux côtés de sa fille et du cheval. L’image n’était pas complète puisque sa défunte épouse n’y figurait pas, pensa-t-il avec regret.

Katie reconduisit Val à l’écurie tandis que LeGrand traversait le pré d’un pas tranquille, en discutant avec son assistante, une femme dépourvue de grâce, mais extrêmement intelligente, nommée Rester Léonard. La presse avait coutume de comparer LeGrand à un Lincoln imberbe. Un honneur dû à sa réputation d’honnêteté et à sa ressemblance avec le seizième président. C’était un homme de haute taille et sans grands attraits physiques, dont le visage reflétait la noblesse du caractère. Sa réputation d’intégrité, il se l’était bâtie en dirigeant la plus grande organisation de renseignements au monde, et s’il avait vécu avant l’invention de la télévision et des belles formules électorales, il aurait légitimement pu briguer le poste de président des États-Unis.

Le téléphone cellulaire de Léonard bourdonna. Elle le porta à son oreille. « Monsieur, dit-elle d’une voix hésitante, un appel de Langley pour vous. »

LeGrand se renfrogna et murmura qu’on ne le laisserait jamais en paix. Il ne fit pas le moindre geste en direction du téléphone. « N’ai-je pas demandé qu’on ne me dérange pas durant deux heures, pendant que j’étais à McLean, à moins que ce ne soit extrêmement urgent ?

— Il s’agit de John Rowland. Il dit que c’est de la plus haute importance.

— Rowland ? Eh bien, dans ce cas... » Il saisit le combiné et le colla à son oreille. « Salut, John », dit-il, tandis que son air soucieux se transformait en sourire. « Ne t’excuse pas. Tu tombes à point nommé pour apprendre la bonne nouvelle. Katie est arrivée première de l’épreuve anglaise du country club... Merci. Bon, qu’y a-t-il de si important pour que tu interrompes l’événement le plus important de la vie de Katie ? »

Le front de LeGrand se plissa. « Non, je n’ai jamais entendu parler de cela... Oui, bien sûr... attends-moi dans mon bureau. »

Il tendit le téléphone à son assistante, regarda le trophée et secoua la tête. « Dites au chauffeur de venir me prendre immédiatement devant les écuries. Il faut que nous rentrions à Langley sur-le-champ. Ensuite, appelez mon bureau et dites-leur de fournir à Rowland toute l’aide dont il aura besoin. Bon Dieu, ça va sûrement me coûter un autre cheval. » Il revint sur ses pas pour présenter ses excuses à sa fille.

Vingt minutes plus tard, la limousine noire s’arrêtait dans un grincement de pneus devant le siège de la CIA. LeGrand en sortit et traversa rapidement le hall, porté par ses longues jambes. Un assistant l’attendait à la porte. Il arracha le dossier des mains de l’homme et parcourut son contenu dans l’ascenseur. Quelques instants plus tard, il pénétrait dans son bureau. John Rowland l’y attendait avec un jeune homme nerveux qu’il lui présenta comme un de ses collègues analystes, un nommé Browning.

Rowland et le directeur de la CIA se serrèrent la main comme les vieux amis qu’ils étaient. Des années auparavant, ils avaient occupé des postes équivalents au sein du même service. Mais LeGrand nourrissait des ambitions politiques et voulait à tout prix grimper tout en haut de l’échelle. Rowland, lui, se contentait de son modeste travail. Avec les années, il s’était bâti une réputation de mentor auprès des jeunes analystes qui sortaient du rang. Devenu directeur de l’Agence, LeGrand avait gardé une confiance aveugle dans Rowland qui, à plus d’une occasion, lui avait évité des faux pas. « Je viens de lire ce que vous avez sorti de la base de données. Quel est ton point de vue là-dessus ? »

Sans perdre de temps, Rowland exposa les grandes lignes de son analyse. « Cette chose peut-elle être arrêtée ? » demanda LeGrand. « Le protocole a été activé. La sanction sera menée jusqu’au bout.

— Sacré Bon Dieul Des têtes vont tomber quand j’en aurai terminé. Qui est la cible ? »

Rowland lui tendit une feuille de papier. Lorsque LeGrand lut le nom qui y était inscrit, son visage devint livide. « Appelez les services secrets. Dites-leur qu’on projette d’assassiner le porte-parole de la Maison-Blanche. Il faut immédiatement organiser sa protection. Doux Jésus, fit-il. Est-ce que quelqu’un peut me dire comment pareille chose a pu arriver ?

— Il va falloir effectuer quelques recherches approfondies pour obtenir tous les détails », répondit Rowland. « Nous savons seulement que le protocole a été déclenché par plusieurs requêtes simultanées lancées auprès des services de renseignements. Et ces requêtes émanent de l’Agence nationale marine et sous-marine.

— La NUMA ? » Au-dessus de la tête de LeGrand, l’air se chargea d’électricité.  De manière fort impressionnante, le directeur entreprit de démontrer ses connaissances et son imagination en matière de jurons. Il abattit sa grande main sur le bureau assez puissamment pour projeter le stylo hors de son support et hurla à son assistant le plus proche :  « Appelez-moi Sandecker au téléphone. »

24

Nous sommes a vingt minutes environ d’Albany », dit Buzz Martin.

Austin regarda par le hublot du bimoteur Piper Seneca de Martin. La visibilité était aussi bonne qu’au moment où ils avaient quitté Baltimore, en début d’après-midi. Austin pouvait pratiquement lire le nom des bateaux disséminés en amont de l’Hudson River. « Merci pour la balade. D’habitude c’est mon partenaire Jœ Zavala qui me sert de chauffeur durant ces voyages officiels, mais il est resté en Californie. »

Martin se tourna vers Austin et leva le pouce. « Bon sang, c’est moi qui devrais vous remercier. Je suis sûr que vous auriez pu vous y rendre par vos propres moyens.

— Probablement, mais mes motifs n’ont rien d’altruiste. J’ai besoin de vous pour identifier votre père. »

Martin jeta un coup d’œil à l’ouest, vers les Catskill Mountains. « Je me demande si je le reconnaîtrai après toutes ces années. Ça fait un bout de temps. Il a sans doute beaucoup changé. » Un nuage passa sur ses traits radieux. « Bon Dieu, depuis que vous avez appelé pour me demander de vous emmener là-bas en avion, j’ai essayé d’imaginer ce que j’allais lui dire. Je ne sais pas si je vais l’embrasser ou lui cogner dessus, ce sacré vieux bonhomme.

— Vous pourriez commencer par lui serrer la main. Tomber à bras raccourcis sur ce père si longtemps disparu n’est pas la meilleure entrée en matière pour une réunion de famille. »

Martin gloussa. « Ouais, vous avez raison. Mais je ne peux m’empêcher de lui en vouloir. Je veux qu’il me dise pourquoi il nous a quittés, ma mère et moi, et pourquoi il est resté caché pendant toutes ces années, en nous laissant croire qu’il était mort. Une bonne chose que ma mère soit partie. C’était une fille élevée à l’ancienne mode et cela l’aurait tuée d’apprendre qu’elle s’était remariée alors que son premier époux était encore vivant. Bon sang, dit-il d’une voix entrecoupée, j’espère seulement que je vais pas me mettre à hurler. »

Il saisit le micro et appela la tour de contrôle d’Albany pour demander l’autorisation d’atterrir. Quelques minutes plus tard, ils avaient touché le sol.

Le bureau de l’agence de location de voitures était vide, si bien qu’ils se retrouvèrent très vite sur une route à quatre voies. Austin sortit de la ville, prit la direction du sud-ouest par la route 88 menant à Binghamton. Ils traversèrent un paysage vallonné et bifurquèrent vers Cooperstown, un village idyllique dont la rue principale, tracée au cordeau, aurait pu servir de décor à un film de Frank Capra. Après Cooperstown, ils prirent à l’ouest et s’engagèrent sur une route de campagne sinueuse, à deux voies. C’était le Leatherstocking de James Fenimore Cooper et, avec un petit effort d’imagination, Austin parvint à se représenter Hawkeye rôdant à travers les vallées boisées, aux côtés de ses compagnons indiens. Les villages, les maisons se firent plus rares. Dans cette partie du monde, les vaches étaient plus nombreuses que les êtres humains.

Malgré leur carte, il leur fut difficile de trouver l’endroit qu’ils cherchaient. Austin s’arrêta dans une station-service où Buzz entra pour demander son chemin. Quand il en ressortit, il semblait fort excité. « Le vieux de la vieille, à l’intérieur, dit qu’il connaît Bucky Martin depuis des années. “Brave type. Y s’occupe d’ses affaires”. Remontons cette route sur sept cents mètres et tournons à gauche. La ferme se trouve à environ huit kilomètres d’ici. »

La route devint plus étroite, creusée d’ornières. Le macadam n’était presque plus qu’un souvenir. Les fermes alternaient avec des bois épais si bien qu’ils faillirent rater le croisement. La seule indication était une boîte aux lettres en aluminium dépourvue de nom et de numéro. Une allée en terre passait devant la boîte avant de plonger entre les taillis. Ils s’y engagèrent et traversèrent un bouquet d’arbres qui séparaient la maison de la grand-route et la dissimulaient aux regards. Finalement, ils passèrent des arbres aux pâturages où paissaient de petits troupeaux de vaches. Et, à quelque sept cents mètres de la route, ils tombèrent sur la ferme.

La grande bâtisse à deux étages datait de l’époque où les générations vivaient et travaillaient la terre ensemble. Les fenêtres décorées et les vitres de couleur indiquaient que le propriétaire avait eu les moyens d’effectuer quelques améliorations. Une véranda longeait la façade. Derrière la maison, se dressaient une grange peinte en rouge et un silo, puis on voyait un corral avec deux chevaux. Une camionnette flambant neuve était garée dans la cour.

Austin emprunta l’allée circulaire et stationna devant la maison. Personne ne vint les accueillir. Aucun visage curieux n’apparut aux fenêtres. « Peut-être devriez-vous me laisser entrer le premier », suggéra Austin. « Il vaudrait sans doute mieux que je prépare le terrain avant le grand face-à-face.

— Ça me va, dit Buzz. Le courage commence à me manquer. »

Austin serra le bras de Martin. « Tout ira bien. » Il ne savait pas ce qu’il aurait fait à la place de cet homme. Il aurait sans doute eu du mal à garder son calme. « Je vais voir s’il est là et lui annoncer la chose avec ménagement.

— Je vous en suis reconnaissant », dit Martin.

Austin sortit de la voiture et grimpa jusqu’à la porte de la maison. Il frappa plusieurs fois. Personne ne répondit. Il n’eut pas plus de succès lorsqu’il tourna le bouton de l’antique sonnette. Il se retourna et écarta les mains pour que Martin comprenne, puis redescendit et se dirigea vers la grange, derrière la maison. On n’entendait que le léger caquètement des poulets et, de temps à autre, le grognement d’un porc fouillant la terre de son groin.

La porte de la grange était ouverte. Quand il entra, il se dit que toutes les granges du monde entier avaient la même odeur, un mélange inimitable de fumier, de foin et de gros bétail. Croyant peut-être qu’il lui apportait du sucre, un cheval s’ébroua quand il s’approcha de sa stalle. Nulle trace de Martin, il lança un « Bonjour » et, n’obtenant toujours pas de réponse, sortit par la porte de derrière. Lorsqu’ils le virent arriver, les poulets et les porcs s’approchèrent des clôtures de leurs enclos, pour quémander de la nourriture. Un épervier solitaire décrivait des cercles dans le ciel. Revenant sur ses pas, Austin pénétra de nouveau dans la grange. « Je peux vous aider ? »

La silhouette d’un homme se dessinait en contre-jour. « Mr. Martin ? » demanda Austin.

— C’est moi. Et vous, qui êtes-vous ? fit l’homme. Parlez fort, fiston. Mes oreilles ne sont plus ce qu’elles étaient. »

L’homme se rapprocha de quelques pas. Contrairement à son fils, Martin était grand et sec. Vêtu d’une chemise et d’un pantalon kaki, de bottes en caoutchouc à semelles épaisses et d’une casquette de base-ball Caterpillar tachée qui couvrait ses cheveux blancs comme neige, il aurait pu poser pour une publicité pour tracteurs. Son visage bruni par le soleil était sillonné de rides. Ses yeux bleus l’observaient sous ses sourcils en broussaille. Austin se dit qu’il devait avoir dans les soixante-dix ou quatre-vingts ans, mais qu’il était bien conservé. Il mâchonnait le mégot d’un cigare. « Je m’appelle Kurt Austin. Je fais partie de l’Agence nationale marine et sous-marine.

— Que puis-je faire pour vous, Mr. Austin ?

— Je cherche Bucky Martin, un homme qui fut pilote d’essai à la fin des années 50. Ce ne serait pas vous par hasard ? »

Ses yeux clairs pétillèrent comme si les paroles d’Austin l’amusaient secrètement. « Ben oui, c’est moi. »

Austin se demandait s’il devait entrer tout de suite dans le vif du sujet et lui avouer que son fils était venu le voir quand le vieil homme prit la parole. « Vous êtes venu seul ? » s’enquit Martin.

Cette question insolite déclencha un signal d’alarme dans le cerveau d’Austin. Quelque chose n’allait pas chez ce type. Sans attendre la réponse, l’homme sortit pour jeter un coup d’œil sur la voiture de location. Apparemment satisfait, il laissa tomber son cigare qu’il écrasa sous le talon de sa botte, puis rentra dans la grange. Austin se demanda où était passé Buzz. « Faut se méfier des mégots dans le coin, avec tout ce foin sec », dit-il dans un grand sourire. « Comment m’avez-vous trouvé ?

— J’ai consulté quelques vieux fichiers du gouvernement et votre adresse est sortie. Depuis combien de temps tenez-vous cette ferme ? »

Martin soupira. « J’ai l’impression que c’est depuis toujours, fiston, et je n’ai peut-être pas tort, il n’y a rien de tel que cultiver la terre et prendre soin du bétail pour vous faire comprendre pourquoi les gens ont fui les campagnes ventre à terre dans les temps jadis. Sacrement dur comme boulot. Bon, on dirait que ma peine est sur le point de se terminer, pourtant je ne croyais pas que vous viendriez si vite. »

Austin était perplexe. « Vous m’attendiez ? »

Martin fit un pas de côté, se glissa derrière la barrière d’une stalle et sortit un fusil à canon double qu’il pointa vers la poitrine d’Austin. « Je viens de recevoir un appel, comme le prévoyait le protocole. Je ne bougerais pas si j’étais toi. Ma vue n’est plus aussi perçante qu’avant, mais je te vois très bien d’où je suis. »

Austin fixa l’extrémité noire et béante du fusil. « Vous devriez peut-être poser ce truc avant qu’il ne parte tout seul.

— Désolé, fiston, je peux pas faire ça, dit Martin. Et n’essaie pas de prendre la fourche plantée dans cette botte de foin. Je te couperais en deux avant que tu n’aies fait un pas. Comme je l’ai dit, c’est la faute à ce damné protocole, pas la mienne.

— Je ne comprends toujours pas ce dont vous parlez.

— Je m’en doute bien. Tu n’étais pas encore né quand tout a commencé. Je vais te raconter de quoi il s’agit avant de te tuer. Je pense pas que ce soit contre-indiqué. »

Le cœur d’Austin fit un bond dans sa poitrine. Il était sans défense. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était gagner du temps. « Je pense que vous vous trompez.

— Pas du tout. C’est pour ça que je t’ai demandé ce que tu faisais ici. Je ne voulais pas tirer sur un touriste venu acheter des œufs. Si tu cherches Martin c’est que tu es venu ici pour m’empêcher.

— Vous empêcher de faire quoi ?

— De mener mon contrat à son terme.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Mais dites-moi, voulez-vous insinuer que vous n’êtes pas Martin ?

— Fichtre non. Ça fait un bout de temps que je l’ai tué.

— Pourquoi ? Ce n’était qu’un pilote d’essai.

— J’avais rien contre lui personnellement. C’est comme pour toi. Je travaillais pour l’OSS sous les ordres de Wild Bill Donovan. J’étais ce qu’on appelle un tueur à gages. J’ai rempli quelques contrats après la guerre, puis je leur ai annoncé que je voulais prendre ma retraite. Le patron a dit que c’était impossible. J’en savais trop. Nous avons donc passé un accord. Ils m’ont gardé en service et m’ont confié un autre boulot. Le seul problème c’était qu’ils ne savaient pas quand l’ordre arriverait. Ça pouvait se produire dans cinq mois ou dans cinq ans. » Il gloussa. « Personne n’aurait imaginé que cela durerait si longtemps, surtout pas moi. »

Austin remarqua que Martin avait perdu son accent paysan. « Qui étiez-vous censé tuer ?

— Le gouvernement avait un grand secret qu’il ne souhaitait pas partager. Ils ont donc inventé un système qui activait le protocole dès que quelqu’un commençait à se montrer trop curieux. Et maintenant, le truc le plus futé. Ils ont fait en sorte que l’ennemi vienne à moi. Ils m’ont envoyé ici, dans ce trou perdu. Quand tu t’es mis à fouiner, tu as déclenché une série d’ordres. L’un d’entre eux consistait à te révéler ma cachette. Le dernier me concerne, moi. Il me dicte de mener à bien la sanction qui a été prévue contre le porte-parole de la Maison-Blanche, il semble que cet homme ait eu connaissance du grand secret et qu’il soit sur le point de donner l’alarme.

— Ce protocole dont vous parlez doit remonter à cinquante ans. Le politicien que vous étiez supposé tuer est mort depuis des lustres.

— Ça ne fait rien », répliqua-t-il en secouant la tête. « Je suis toujours sous les ordres. Malheureusement, ce secret est si ancien qu’il n’a sans doute plus aucune importance d’un côté comme de l’autre. » Il retrouva son accent du terroir et ses yeux bleus devinrent plus durs et froids. « J’suis content que tu sois venu, fiston. Quand j’en aurai fini avec toi, j’pourrai enfin prendre ma retraite. »

L’homme leva son arme. Austin se raidit. D’un instant à l’autre, une détonation assourdissante lui déchirerait les tympans. Il contracta les muscles de son ventre comme si ce simple geste pouvait empêcher le projectile de lui défoncer la cage thoracique. S’il avait eu le temps de réfléchir, il aurait sans doute saisi l’ironie de la situation. Avoir survécu à d’innombrables missions périlleuses, pour mourir des mains d’un octogénaire à demi sourd et aveugle.

Une silhouette se profila soudain derrière Martin. C’était Buzz. Le vieil homme y voyait encore assez bien pour détecter le frémissement involontaire qui passa sur le visage d’Austin. Lorsqu’il se retourna, Buzz poussa un cri de surprise. « Vous n’êtes pas mon père ! »

Jusqu’alors, le corps du vieillard lui avait caché le fusil, mais à présent, Buzz le voyait nettement. Ses yeux passèrent du visage de Martin à l’arme qu’il tenait entre les mains. Le fermier épaula, mais ses réflexes s’étaient émoussés avec les années. Austin devait réagir très vite. Il pouvait baisser la tête et se ruer sur l’homme comme un taureau furieux. Pas le temps, jugea-t-il. « Martin ! » cria-t-il, tout en arrachant la fourche de la botte de foin.

Le fermier fit volte-face. Austin tenait la fourche comme un javelot en visant l’épaule sur laquelle Martin avait posé son fusil pour tirer. C’est alors que le vieil homme s’avança vers lui. Les pics lui perforèrent le cœur et les poumons. Il hurla de douleur et le coup partit. La balle se perdit. Fou de terreur, le cheval tenta de briser sa stalle à coups de sabots. L’arme tomba des mains de Martin. Ses yeux roulèrent dans ses orbites et il s’affaissa sur le plancher.

Austin donna un coup de pied dans le fusil pour le mettre hors de portée. Ce geste, il le fit plus par habitude que par nécessité. Buzz, que le choc avait paralysé un instant, s’était agenouillé devant le cadavre qu’Austin retourna afin qu’ils puissent voir son visage.

Durant quelques secondes, Buzz étudia les traits de l’homme puis, au grand soulagement d’Austin, dit d’une voix calme :  « Non, j’en suis sûr, ce n’est pas mon père. D’abord, il est trop grand. Mon père était trapu comme moi. Et ce visage ne ressemble pas du tout au sien. Mais qui est-ce, nom de Dieu ?

— Il se faisait appeler Martin, mais ce n’était pas son vrai nom. Je ne connais pas son identité.

— Pourquoi a-t-il tenté de vous tuer  – je veux dire de nous tuer ?

— Il ne le savait pas vraiment lui-même. Il était comme l’une de ces bombes piégées que lançaient les Allemands pendant la guerre et qui explosaient quand les démineurs tentaient de les désarmorcer. Et moi qui croyais que vous attendriez dans la voiture.

— J’ai essayé, mais il a fallu que je sorte pour me dégourdir les jambes. Je suis passé derrière la maison, et comme je ne voyais personne, je suis entré dans la grange pour vous chercher.

— Je suis content que vous l’ayez fait. » Austin dressa l’oreille. « Je crois entendre quelque chose. » Il lança un dernier regard au cadavre. « Bonne retraite, Bucky ! », dit-il en se dirigeant vers la porte.

Buzz le suivit dans la cour. Une voiture noire et blanche avec un gyrophare bleu surgit des bois. Elle s’arrêta dans un grincement de pneus en soulevant un nuage de poussière. Imprimé en gros caractères sur la portière, on voyait le mot SHERIF. Deux hommes vêtus d’uniformes bleus en sortirent. L’un était jeune et solidement charpente, l’autre mince et grisonnant. Le premier porta la main à son holster. Son badge indiquait sa fonction d’adjoint. « Lequel d’entre vous est Austin ? » demanda-t-il.

— C’est moi », fit Kurt.

L’adjoint dut être surpris par son attitude conciliante, car il resta sans voix.

Son aîné l’écarta doucement. « Je suis le shérif Hastings. L’un d’entre vous aurait-il vu Bucky Martin ?

— Il est dans la grange », déclara Austin.

L’adjoint se précipita dans la grange et, quand il revint un moment plus tard, son visage était livide. « Doux Jésus », dit-il en cherchant à tâtons l’arme qu’il portait au côté. « Le vieux Bucky est mort. Empalé sur une fourche. Lequel de vous deux a fait cela ? »

Hastings adressa un geste d’apaisement à son adjoint avant d’appeler l’équipe du comté chargée des homicides. « Pourriez-vous m’expliquer ce qui s’est passé, Mr. Austin ?

— Martin a tenté de nous abattre avec le fusil qui se trouve près de lui. J’ai dû le tuer. J’ai bien tenté de l’arrêter, mais les choses ne se sont pas passées comme je le souhaitais.

— Merci, mais je voudrais surtout savoir à quoi rime cette histoire de fous, les appels de Washington et tout le bazar.

— Washington ?

— Tu parles ! D’abord, je reçois un appel du bureau du gouverneur. On me dit de ne pas quitter. Ensuite, ils me passent cette espèce de maniaque, l’amiral Sandecker, qui me raconte que l’un de ces hommes, un certain Austin, court un grand danger et que je ferais mieux d’aller jeter un coup d’œil chez Martin, ou il y aura un bain de sang. Quand je lui demande ce qui lui fait penser qu’un massacre se prépare, il hurle qu’il va m’étriper si je n’arrête pas de lui poser des questions idiotes. Et après, il m’ordonne de partir sur-le-champ. » Un grand sourire illumina son visage. « Je suppose qu’il avait raison. » Il se tourna vers Buzz. « Comment vous appelez-vous ?

— Buzz Martin. »

Le shérif, surpris, cligna les yeux. « Une quelconque relation avec le défunt ? »

Austin et Martin se regardèrent, ne sachant que répondre.

Finalement, Austin secoua la tête et lança :  « J’espère que vous avez du temps devant vous, shérif, parce que c’est une longue, longue histoire. »

25

Cela faisait une heure que les tambours ne cessaient de battre. Au départ, le son cadencé ne provenait que d’un seul instrument au rythme aussi lancinant que celui d’un cœur humain. Ensuite, d’autres tambours l’avaient rejoint. Le martèlement sourd s’accélérait tandis qu’un chant monotone s’élevait en arrière-fond. Plongée dans ses pensées, mains dans le dos, tête penchée, Francesca arpentait la salle du trône comme un lion sa cage. Les Trout, assis près du trône, attendaient patiemment qu’elle se décide à parler. Tessa avait de nouveau disparu.

Il y eut un brouhaha près de l’entrée. Quelques secondes plus tard, les deux servantes de Francesca firent irruption dans la salle et se jetèrent à genoux, sans cesser de babiller, en proie à la plus grande excitation. Calmant les jeunes Indiennes de sa voix douce, Francesca les fit gentiment lever et écarta les mèches folles qui leur balayaient le visage. Les femmes parlèrent chacune leur tour, elle les écouta puis se défit de ses deux bracelets confectionnés à partir de morceaux de métal pris sur l’avion et les glissa à leurs poignets. Enfin, elle déposa un baiser sur leur tête et les renvoya.

Se tournant vers les Trout, Francesca déclara :  « Les événements vont plus vite que je ne l’avais escompté. Ces femmes disent qu’Alaric a réussi à retourner la tribu contre nous. »

Gamay fronça les sourcils. « Je croyais que votre palais leur était interdit.

— J’ai toujours dit qu’Alaric était intelligent. Il a envoyé mes servantes m’annoncer ses intentions. Pour exercer une pression psychologique, évidemment. C’est également lui qui a eu l’idée des tambours. » Elle désigna le plafond. « Les murs du palais sont en argile, mais le toit est constitué d’herbe séchée. Il s’enflammera facilement. Alaric prétend que les vrais dieux surgiront des cendres. Si jamais nous nous enfuyons pour échapper aux flammes, nous ferons la preuve de notre imposture, ils auront ce qu’ils attendent et il ne leur restera plus qu’à nous tuer.

— Feraient-ils vraiment du mal à leur reine ? » demanda Gamay.

— Je ne serais pas la première reine déchue. Auriez-vous oublié Marie d’Ecosse et Anne Boleyn ?

— Je vous suis parfaitement, dit Gamay. Qu’est-ce qu’on fait à présent ?

— On s’en va. Vous êtes prêts ?

— Puisque toutes nos possessions se réduisent aux vêtements que nous avons sur le dos, nous partirons dès que vous le déciderez », répondit Paul. « Mais comment allons-nous franchir la foule déchaînée qui nous attend à l’extérieur ?

— J’ai encore quelques tours de déesse blanche dans ma manche. Allons bon, revoilà Tessa. » Aussi silencieuse qu’une ombre, l’Indienne avait fait son apparition. À l’attention de Francesca, elle prononça quelques mots dans sa langue maternelle ; celle-ci lui répondit d’un hochement de tête. Tessa s’empara de l’une des torches flanquant le trône.

Francesca dit :  « Docteur Paul, auriez-vous l’obligeance d’aider Tessa ? »  Trout s’avança et entreprit de soulever la jeune femme en la saisissant par la taille. Elle était aussi légère qu’une plume. Tessa ficha la torche dans un renfoncement de la cloison, entre l’argile et le chaume. Bientôt la flamme atteignit le plafond. Ils procédèrent de la même façon sur le mur d’en face. « Je ne compte pas parmi mes talents celui d’incendiaire, mais cela créera une diversion dont nous aurons besoin », déclara Francesca.  Elle regarda autour d’elle. « Au revoir, dit-elle tristement sans s’adresser à personne en particulier. D’une certaine manière, cela me manquera d’être reine. » Elle se tourna vers Tessa et une discussion animée s’engagea entre elles deux. Quand elles en eurent terminé, un air satisfait se lisait sur le visage de la jeune Indienne. Francesca poussa un profond soupir. « Voyez-vous ce qui se passe ? Mes sujets se rebellent déjà. J’ai ordonné à Tessa de rester, mais elle veut nous suivre. Nous n’avons pas le temps de tergiverser. Suivez-moi. »

Francesca les précéda le long des couloirs obscurs conduisant à sa chambre. Lorsqu’ils virent les deux sacs en toile posés sur le lit, les Trout comprirent pourquoi Tessa s’était éclipsée durant quelques minutes. Elle avait empaqueté des affaires en prévision de leur fuite. Francesca sortit sa valise en aluminium cabossée du coffre de bois, en passa la courroie sur son épaule puis, tendant l’un des sacs à Paul et l’autre à Gamay, leur annonça qu’ils contenaient de la nourriture, des provisions et « divers objets de première nécessité ». Gamay examina dubitative la pièce dépourvue de fenêtres. « Par où allons-nous sortir ? »  Le son des tambours leur parvenait assourdi, mais leur rythme devenait plus frénétique. « Quelle question, nous allons prendre une douche », répliqua Francesca.

Se servant de la torche, elle alluma une petite lampe d’argile puis se dirigea vers la cabine de douche dont elle souleva le sol de bois poli. Une ouverture rectangulaire apparut. « Il y a une échelle. C’est très raide. Faites attention. »

Elle descendit la première pour que les autres profitent de la lumière du flambeau qu’elle tenait en main. Ils se retrouvèrent tous dans un espace étroit, au creux de la canalisation sableuse servant à drainer les eaux d’écoulement de la douche. Ce passage s’enfonçait dans les ténèbres. « Je vous présente toutes mes excuses, docteur Paul. Cette installation n’a pas été prévue pour un homme de votre taille. Nous avons creusé ce tunnel pendant des années, en nous débarrassant petit à petit de la terre. En toute discrétion. Ce passage suit une tranchée couverte dont j’ai ordonné la construction voilà plusieurs années en vue de travaux hydrauliques. »

Paul se recroquevilla pour ne pas se cogner la tête. Moitié marchant moitié rampant, ils progressèrent le long du tunnel dont le sol et les murs avaient été soigneusement aplanis. À intervalles réguliers, des poutres en supportaient le plafond. Pour éviter que la fumée ne s’accumule dans cet espace réduit, Francesca éteignit sa torche. Ils continuèrent donc d’avancer dans l’obscurité. Au bout d’une quinzaine de mètres, ils tombèrent sur un autre couloir, un peu plus large. « Voilà l’ouvrage hydraulique dont je vous parlais », dit Francesca à voix basse. « Il ne faut pas faire de bruit. Ce tunnel ne se trouve qu’à soixante centimètres de la surface du sol et les Chulos ont l’oreille fine. »

Au moyen d’un briquet primitif, pareil à celui trouvé sur le frère de Tessa, Francesca ralluma la lampe et ils poursuivirent leur chemin. Ils avançaient lentement, mais au bout de quinze minutes environ, atteignirent l’extrémité du conduit. Francesca fit signe à Paul de s’approcher d’elle, extirpa une courte épée de son sac et racla le mur de terre jusqu’à ce que la lame émette un bruit sourd. « Je vais encore avoir besoin de votre force, docteur Paul. Poussez ce panneau. Je pense qu’il n’y a personne près de la rivière, mais soyez prudent. »

Elle recula pour laisser plus de place à Paul qui, collant son épaule contre le bois, banda ses muscles et poussa en augmentant la pression graduellement jusqu’à ce qu’il sente la cloison bouger. Il insista et le panneau circulaire s’écarta de quelques centimètres, lorsque Paul jeta un coup d’œil par l’entrebâillement, il aperçut la rivière. Après une dernière pression, la cloison céda.

Elle s’ouvrait au flanc d’une rive herbeuse. Paul se glissa dehors puis aida les autres à grimper. La chaude lumière du soleil, à la sortie du tunnel froid et sombre, leur causa un choc. Ils clignèrent les yeux comme des taupes. Paul replaça le panneau et, laissant ses compagnes le recouvrir, se mit à ramper jusqu’au sommet du talus. Une fois là-haut, il regarda furtivement de l’autre côté.

La palissade et ses ornements macabres n’étaient pas loin. Le tunnel passait juste en dessous. Une longue volute de fumée noire s’élevait derrière la clôture. On entendait un bruit ressemblant à celui d’une volière. Quand il écouta plus attentivement, les cris d’oiseaux se transformèrent en voix humaines, il se laissa glisser en arrière.

« On dirait qu’il y a de la reine rôtie au menu », annonça-t-il avec un sourire proche de la grimace.  Se tournant vers Francesca, il ajouta :  « Et moi qui vous croyais quand vous prétendiez ne pas avoir de talents d’incendiaire. »

Pour toute réponse, Francesca leur fit signe de la suivre le long de la rivière. Pendant quelques minutes, ils avancèrent courbés, cachés par le talus, puis tombèrent sur une douzaine de pirogues. Ils en tirèrent deux hors de l’eau. Trout avait l’intention de saborder les autres, mais leurs coques épaisses étaient difficiles à percer. « Quelqu’un aurait-il une scie électrique sur lui ? dit-il. En fait, une simple hachette suffirait. »

Francesca fouilla dans son sac et en sortit un pot fermé. Au moyen d’un caillou plat pris dans le lit de la rivière, elle en étala le contenu, une pâte jaune foncé, sur les canoës restants, puis l’enflamma. Le bois s’embrasa lentement aux endroits où elle avait étendu l’onctueuse mixture, dégageant de courtes flammes. « Feu grégeois, dit-elle. C’est un mélange fait à base d’une résine tirée des arbres locaux. Il brûle plus intensément que le napalm. Si l’on tente de l’éteindre avec de l’eau, on l’attise. »

Les Trout regardèrent émerveillés les flammes qui commençaient à dévorer les coques. D’un côté, ce sabotage était utile, mais de l’autre, ils savaient qu’après avoir découvert leurs embarcations sabordées, les indigènes pourraient toujours emprunter le sentier bordant la rivière.

Ils se répartirent les deux canoës de manière à y mêler les rameurs les plus vigoureux et les plus faibles. Gamay et Francesca montèrent dans l’un, Paul et Tessa prirent l’autre. Une fois sur la rivière, ils pagayèrent de toutes leurs forces. Une heure plus tard, ils rejoignirent la berge pour boire un peu d’eau et, après cinq minutes de repos, repartirent, toujours à contre-courant. Leurs paumes se couvrirent bientôt d’ampoules dues au frottement des pagaies. Francesca tira de son sac à malice un onguent qui soulagea leurs douleurs. Leur périple se poursuivit. Ils voulaient s’éloigner le plus possible du village avant que tombe le jour.

L’obscurité arriva trop vite. Le voyage sur la rivière devint ardu puis impossible. Les canoës commencèrent à s’accrocher dans les herbes épaisses ou à s’échouer sur les bancs de sable. Ils eurent tôt fait de s’épuiser sans pour autant obtenir de grands résultats, si bien qu’ils renoncèrent et gagnèrent la rive où ils dînèrent de quelques fruits sèches. Ensuite, ils tentèrent en vain de dormir, les pirogues n’ayant rien de confortable. Quel ne fut pas leur soulagement quand ils virent poindre la lumière grise de l’aube.

Les yeux embués, les articulations douloureuses, ils se remirent en route. Lorsqu’ils perçurent le son des tambours, leurs forces revinrent et ils oublièrent leurs douleurs. Le battement sinistre semblait sortir de partout ; il se répercutait à travers la forêt.

Les canoës perçaient le rideau de vapeur qui montait de la rivière. Cet écran les dissimulait aux yeux des Chulos, mais les contraignait à se déplacer lentement pour éviter les obstacles. Lorsque le soleil se leva, sa chaleur dissipa les brumes, les transformant en un léger brouillard translucide. À présent, la rivière était bien visible. Ils se remirent donc à pagayer avec l’énergie du désespoir jusqu’à ce que le son des tambours s’atténue. Ils gardèrent le même rythme pendant une heure, sans oser s’arrêter. Bientôt, un nouveau bruit se fit entendre.

Gamay pencha la tête et dit :  « Écoutez. »

Dans le lointain, on percevait un grondement étouffé comme celui d’un train fonçant à toute vitesse à travers la forêt.

Francesca qui, depuis leur départ, ne s’était pas départie de son expression sévère, esquissa un léger sourire. « La Main de Dieu nous fait signe. »

Retrouvant un peu d’espoir, ils oublièrent la faim, la fatigue et les fourmis qui engourdissaient leurs postérieurs et pagayèrent de plus belle. Le grondement s’intensifia sans pour autant couvrir un autre son, un bruissement furtif, pareil à l’envol d’un oiseau aquatique, suivi d’un puissant tonk.

Paul baissa les yeux, incrédule. Une flèche d’un mètre de long était fichée dans le flanc de son canoë. Il s’en était fallu de quelques centimètres pour qu’elle lui transperce la cage thoracique. Il regarda la rive. Entre les arbres, on discernait des taches de peinture bleue et blanche. Un hululement, le fameux cri de guerre des Chulos, vibra dans l’air. « Nous sommes attaqués ! » hurla Paul comme si ce n’était pas évident pour tout le monde.

Les flèches s’enfonçaient dans l’eau tout autour d’eux. Galvanisées par la peur, Gamay et Francesca appuyèrent de toutes leurs forces sur les pagaies. Les canoës firent un bond en avant, il fallait se mettre hors de portée.

En suivant le sentier qui longeait la rivière, leurs poursuivants avaient vite rattrapé le temps perdu. À un certain endroit, la piste faisait un détour, s’enfonçait dans les terres et coupait à travers la forêt dont les épais fourrés empêchaient les indigènes de viser correctement les canoës. Ils firent plusieurs tentatives, mais, chaque fois, leurs tirs s’avéraient trop courts. Même les armes perfectionnées que Francesca leur avait fabriquées avaient leurs limites.

Pourtant l’issue de cette course poursuite était évidente. Les chats rattraperaient bientôt les souris. Les rameurs exténués ne pagayaient plus en rythme. Au moment où leurs forces les abandonnèrent, ils constatèrent qu’ils avaient quitté la rivière et pénétraient sur le lac. Ils firent halte une minute pour repérer les lieux et décider de la conduite à adopter. Ils traverseraient l’espace à découvert aussi vite que possible, droit vers l’embouchure de la grande rivière. La végétation impénétrable qui la bordait les protégerait des flèches des Chulos.

Un peu rassérénés, ils avancèrent avec une vigueur renouvelée, se maintenant à mi-chemin entre la berge et les chutes. Les milliers de tonnes d’eau s’abattant des cinq cascades produisaient un fracas inimaginable. À cause de la fine brume dégagée par les chutes d’eau, ils n’y voyaient pas à un mètre. Paul dut hurler pour annoncer à Gamay que, tout compte fait, il avait changé d’avis : il renonçait à construire un hôtel ici. Ils sortirent du brouillard et débouchèrent dans le lac. Quatre paires d’yeux se mirent à observer la forêt dense, près de l’embouchure.

Gamay, qui se trouvait dans le canoë de tête, souleva sa pagaie pour désigner la rive. « Je vois quelque chose par là-bas, entre les arbres. Oh, mon Dieu... »

Ils comprirent aussitôt la source de l’émoi qui saisissait Gamay : trois canoës avançaient vers eux. Les taches bleues et blanches luisaient de nouveau sous le soleil. « Ce sont des chasseurs », les rassura Francesca en plissant les yeux pour échapper à la réverbération. « Comme ils étaient loin du village, ils ne sont pas au courant de la situation. Pour eux, je suis encore la reine. Je vais essayer de donner le change. Dirigez-vous droit sur eux. »

Ravalant leurs craintes, Paul et Gamay pointèrent résolument la proue de leurs pirogues vers les nouveaux venus qui ne manifestaient aucune hostilité à leur égard ; deux d’entre eux leur adressèrent même des signes de la main. C’est alors qu’on entendit des cris venant de la rive. Alaric et ses hommes avaient surgi de la forêt. Ils interpellaient les chasseurs en faisant de grands gestes. Les hommes dans les canoës hésitèrent puis, comme les cris s’intensifiaient, se dirigèrent vers la berge. À peine eurent-ils touché terre qu’on les sortit de force de leurs embarcations. Les guerriers s’y installèrent à leur place. Profitant de ce court répit, nos fuyards redoublèrent d’efforts pour atteindre la rivière. Mais hélas, la distance qui les séparait de leurs poursuivants se réduisait vite. « Nous n’y arriverons jamais ! hurla Gamay. Ils vont nous couper la route.

— Peut-être pourrons-nous les semer dans les brumes », répliqua Paul.

Suivie de Paul et Tessa, Gamay vira et mit le cap vers les chutes. Comme ils en approchaient, les eaux devinrent plus tumultueuses. Les Indiens les talonnaient, leur puissance musculaire et leur habileté leur permettant de réduire rapidement l’écart. Les chutes et leur rideau de vapeur n’étaient plus très loin, mais il fallait se garder de glisser sur les rapides, au risque d’être broyés sous les tonnes d’eau.

Paul hurla pour couvrir le grondement :  « Francesca, si vous cherchiez un peu dans votre sac à malices ? Nous avons besoin d’aide. »

Francesca secoua la tête en signe d’impuissance.

En revanche, Tessa saisit au vol la demande pressante de Paul et s’écria :  « J’ai quelque chose » en lui tendant le sac posé entre ses genoux.  Lorsque Paul glissa la main à l’intérieur, ses doigts rencontrèrent un objet dur. Un pistolet 9 mm. « D’où sort ce truc ? » fit-il stupéfait.

— Il appartenait à Dieter. »

Paul se retourna vers l’ennemi, puis reporta son regard sur les cascades. Il n’avait guère le choix. Il savait que Francesca ne voulait pas que ses anciens sujets soient blessés, mais la situation était plus que critique. Ils se trouvaient entre le marteau et l’enclume. Des nuées de flèches volaient dans leur direction.

De nouveau, Paul plongea la main dans le sac, cette fois en quête de chargeurs. Il en sortit un autre objet : un téléphone satellite GlobalStar. Dieter l’utilisait sans doute pour joindre ses clients. Il resta quelques secondes à fixer la chose puis, lorsqu’il comprit l’utilité de sa découverte, poussa un hurlement de joie.

Gamay, qui s’était approchée, aperçut le téléphone et demanda :  « Est-ce que ce truc marche ? »

Paul appuya sur une touche et le combiné s’alluma. « Nom de Dieu ! » Il le tendit à Gamay. « Fais un essai. Je vais essayer de tenir ces types en respect. »

Gamay composa un numéro. Quelques secondes plus tard, une voix grave et familière se faisait entendre. « Kurt ! » hurla Gamay. « C’est moi.

— Gamay ? Nous nous faisions du souci pour vous. Comment allez-vous, tous les deux ? »

Elle jeta un coup d’œil vers les canoës des Chulos et avala sa salive. « Nous sommes dans la merde jusqu’au cou, et c’est peu dire. » Elle devait s’époumoner pour couvrir le vacarme des chutes. « On ne peut pas discuter. J’appelle sur un GlobalStar. Peux-tu faire un relevé de notre position ? »

Une détonation retentit.

Paul avait touché la proue du canoë d’Alaric qui ne ralentit pas pour autant. « Ai-je bien entendu une arme à feu ?

— C’était Paul qui tirait.

— Pas facile de te comprendre avec ce bruit de fond. Ne quitte pas. »

Des secondes passèrent qui durèrent des années. Gamay ne se faisait guère d’illusions. Même si Kurt parvenait à relever leur position, il faudrait des jours pour que les secours arrivent. Au moins, serait-il informé de leur sort. La voix d’Austin revint, calme et rassurante. « Nous avons réussi à vous repérer.

— Bien. Maintenant, il faut que j’y aille ! » repartit Gamay en baissant la tête.

Une flèche venait de la frôler en vrombissant comme une abeille furieuse.

Paul et Gamay ayant cessé de pagayer, leurs canoës s’étaient mis à dériver vers les rapides. Ils enfoncèrent leurs rames pour virer de bord. Les deux pirogues donnaient de la bande, mais fort heureusement, elles se rapprochaient des chutes qui les recouvriraient bientôt de leur manteau de brume.

Les indigènes hésitèrent puis, sentant que la poursuite allait bientôt se terminer à leur avantage, ils entonnèrent leur étrange hululement. Les archers se tenaient à genoux sur la proue, il ne leur restait plus qu’à se dresser et à viser leurs cibles désemparées.

Perdant toute patience, Paul leva son arme et la pointa en direction d’Alaric. S’il tuait le chef, les autres s’enfuiraient peut-être. Francesca poussa un grand cri. Il crut qu’elle essayait de l’empêcher de tirer, mais il n’en était rien. La reine blanche désignait un endroit situé au sommet des chutes.

Une chose ressemblant à un énorme insecte survolait le secteur en descendant rapidement vers eux. Elle traversa les arcs-en-ciel et le nuage brumeux puis s’immobilisa à une trentaine de mètres au-dessus du lac. Un instant, l’hélicoptère fit du surplace puis fonça sur les canoës des Indiens. Les archers laissèrent tomber leurs arcs, s’emparèrent des pagaies et se mirent à ramer comme des fous en direction de la rive.

Baissant son arme, Paul adressa un grand sourire à Gamay. Ils firent demi-tour pour rejoindre les eaux calmes du lac. L’hélicoptère décrivit un cercle, revint vers eux et s’immobilisa à la verticale de leurs pirogues. Un homme souriant, aux yeux enfoncés et à la moustache grisonnante, se tenait penché vers l’extérieur et leur faisait des signes. Le Dr Ramirez.

Le téléphone sonna. C’était Austin. « Gamay, vous allez bien tous les deux ?

— À merveille », dit-elle en riant de soulagement. « Merci de nous avoir envoyé un taxi. Mais j’aimerais bien que tu m’expliques comment tu l’as déniché. C’est un sacré exploit, même pour le grand Kurt Austin.

— Je te raconterai ça plus tard. On se voit demain. J’ai besoin de vous ici. Il va falloir vous retrousser les manches. »

Une échelle de corde jaillit de l’hélicoptère et se déroula jusqu’à eux.

D’un geste, Ramirez invita Francesca à passer la première. Elle hésita, agrippa le barreau inférieur et, en bonne déesse blanche, entreprit de rejoindre le ciel dont elle était tombée dix ans plus tôt.

26

Sandy Wheeler prenait place à bord de sa Honda Civic quand un homme étrange s’approcha d’elle et lui demanda dans un anglais teinté d’un fort accent comment accéder au département publicité du Los Angeles Times. Instinctivement, elle serra son sac à main sur sa poitrine, regarda autour d’elle et constata avec soulagement qu’elle n’était pas seule dans le parking du journal. Ayant grandi à Los Angeles, elle avait l’habitude des individus louches. Mais elle se sentait nerveuse à cause de cet article sur l’eau qui occupait tout son temps. Une histoire de fous. Même le charmant pistolet calibre 22 à crosse de nacre qu’elle transportait dans son sac ne parvenait pas à la rassurer totalement. L’inconnu qui se tenait devant elle semblait capable de broyer le canon de son arme entre ses dents de métal.

Comme tous les reporters, Wheeler avait le talent de percer ses interlocuteurs à jour dès le premier coup d’œil. Et ce qu’elle devinait chez cet individu-là ne lui disait rien qui vaille, il était de sa taille, mais aurait été plus grand si la nature l’avait doté d’un cou. Son corps massif, engoncé dans un survêtement vert foncé trop petit de deux tailles, semblait constitué de plaques de tôle. Son visage poupin et souriant, encadré de cheveux blonds et sales, coupés à la prussienne, lui rappelait ceux de ces monstres qui peuplent les films de séries Z. En plus laid. Mais c’étaient ses yeux qui l’étonnaient le plus. Leurs iris étaient tellement sombres qu’il était presque impossible de les différencier des pupilles.

Après lui avoir rapidement indiqué son chemin, Sandy monta dans sa voiture et verrouilla aussitôt les portières. Elle comprenait que son attitude n’était guère amicale, mais résolut de ne pas s’en préoccuper. Comme elle faisait marche arrière pour quitter sa place de parking, elle le vit immobile, occupé à la fixer de ses yeux aussi froids que du marbre. Il ne semblait guère pressé de se rendre au département publicité. Sandy avait une trentaine d’années, de longs cheveux châtains, un corps athlétique sculpté par le jogging et la gymnastique. Son visage couleur noisette, tendu et anguleux, rehaussé par de grands yeux bleu clair, n’était pas franchement beau, mais ne manquait pas de charme. Elle était assez jolie pour attirer de temps à autre l’attention des étranges personnages qui, dans cette ville, semblaient tomber des palmiers. Elle connaissait bien l’ambiance de la rue et, à l’époque où elle travaillait aux faits divers, avant d’entrer dans l’équipe de Cohen, elle avait eu l’occasion de s’endurcir. Cette femme ne se laissait pas facilement impressionner, mais ce type-là lui donnait la chair de poule. Ce n’était pas uniquement à cause de son aspect physique. Il y avait quelque chose de macabre en lui.

Elle regarda dans son rétroviseur et fut surprise de constater que l’homme avait disparu. Ni vu ni connu, pensa-t-elle. Elle s’en voulait de s’être laissé surprendre. Très jeune, elle avait appris à se méfier de ce qui l’entourait. Ce fichu article sur l’eau la tracassait tellement qu’il avait eu raison de sa vigilance. Cohen avait promis qu’il sortirait dans deux jours. Pas trop tôt. Elle rentrait chez elle avec les disquettes, et ça la rendait malade de trouille. Cohen devenait positivement parano à l’idée de laisser les fichiers au bureau la nuit. Chaque soir, il les effaçait de l’ordinateur après en avoir fait des copies de sauvegarde. Le lendemain matin, il les replaçait sur le disque dur.

Sandy ne l’en blâmait pas. Cet article avait quelque chose de très spécial. L’équipe avait même évoqué le Prix Pulitzer. Cohen coordonnait le travail des trois reporters. Son domaine d’investigation à elle tournait autour du Groupe Mulholland et de sa mystérieuse présidente, Brynhild Sigurd. Les deux autres journalistes se consacraient respectivement aux acquisitions nationales et aux connexions internationales. Ils avaient recours aux services d’un comptable et d’un avocat. Le secret était mieux gardé que pour le Projet Manhattan. Le rédacteur en chef lui-même était au courant du sujet traité, mais pas de sa portée. Elle soupira. Une fois ce papier paru, elle pourrait prendre de longues vacances à Maui.

Elle sortit en trombe du parking et partit en direction de Culver City où elle vivait. Elle s’arrêta dans un centre commercial pour acheter une bouteille de California Zinfandel. Cohen devait lui rendre visite dans la soirée pour parler des derniers détails à régler et elle avait promis de lui préparer un plat de penne. Quand elle passa à la caisse régler ses achats, elle vit un homme derrière la vitrine ; il regardait à l’intérieur du magasin. C’était le cinglé aux dents de métal, et il souriait. Cela n’avait rien d’une coïncidence. Ce dingue l’avait sûrement suivie. En sortant, elle le dévisagea puis s’avança d’un pas rapide et résolu vers sa voiture. D’abord, elle prit le pistolet à l’intérieur de son sac à main et le glissa dans sa ceinture. Puis elle appela Cohen sur son téléphone cellulaire. Il lui avait bien recommandé de lui faire part de tout événement insolite. Comme il n’était pas là, elle laissa un message sur son répondeur, l’informant qu’elle rentrait chez elle et qu’elle pensait être suivie.

Elle démarra, sortit lentement du centre commercial puis accéléra brusquement et franchit à toute vitesse un carrefour, au moment où le feu passait au rouge. Les voitures derrière elle s’arrêtèrent. Elle connaissait bien ce quartier. Coupant à travers les parkings de deux motels, elle descendit une contre-allée et rejoignit son immeuble en empruntant un chemin détourné. Son cœur battait la chamade, mais quand elle s’arrêta devant chez elle, son pouls retrouva un rythme normal. Elle se sentait en sécurité. Après avoir ouvert la porte d’entrée avec son buzzer, elle s’engouffra dans l’ascenseur. L’immeuble comportait quatre étages, elle habitait au troisième. Lorsqu’elle sortit de la cabine, elle sursauta et faillit laisser tomber ses emplettes. Le dingue se tenait à l’autre bout du couloir, avec ce sourire dément peint sur le visage. Il se contentait de la scruter. Un point c’est tout. Elle posa le sac sur le sol, attrapa le pistolet glissé dans sa ceinture et le pointa vers lui. « Si vous approchez, je vous fais exploser les parties », dit-elle.  Il ne tenta pas un geste, mais son sourire grimaçant s’épanouit davantage.

Comment avait-il fait pour arriver avant elle ? Bien sûr. Il devait connaître son adresse. Pendant qu’elle zigzaguait dans l’espoir de le semer, il avait foncé vers l’appartement. D’accord, mais comment avait-il pu pénétrer dans l’immeuble ? Bravo pour la sécurité ! Le syndic allait en entendre de vertes. Peut-être même écrirait-elle un article là-dessus.

Sans baisser son arme, elle fouilla dans son sac, trouva ses clés, ouvrit la porte et la referma très vite. Enfin sauve. Elle posa le pistolet sur une petite table, mit le verrou et la chaîne et regarda dans l’œilleton. Le dingue était planté là, juste devant. La lentille déformante rendait son visage encore plus grotesque. Comme un livreur, il tenait dans les bras le sac contenant ses courses. Quel culot ! Elle lança un juron. Cette fois-ci, plus question de courir après Cohen. Ni une ni deux, elle allait composer le numéro de la police pour leur expliquer son problème.

Soudain, elle eut une curieuse impression, comme si elle n’était pas seule.

Elle tourna le dos à la porte et regarda devant elle, sidérée.

L’homme aux dents de métal se tenait là, face à elle. Impossible, il était dehors, dans le couloir. Puis, en un éclair, elle comprit.

Des jumeaux.

Cette révélation arrivait trop tard. Elle s’appuya contre la porte. L’homme avançait à pas lents, les yeux brillants comme deux perles de jais.

 

 

Au téléphone, Cohen semblait paniqué. « Jœ, pour l’amour du Ciel, j’essaie de te joindre depuis une heure !

— Désolé, j’étais sorti », s’excusa Zavala. « Qu’est-ce qui cloche ?

— Sandy a disparu. Ces salauds l’ont eue.

— Calme-toi une seconde, répondit Zavala posément. Dis-moi qui sont Sandy et les salauds dont tu parles. Commence par le début.

— OK, OK », fit Cohen, il se tut un instant, le temps de recouvrer ses esprits, et quand il reprit la parole, ce fut sur un ton normal. Mais, à en juger d’après sa voix tendue, il était vraiment au bord de la crise de nerfs. « Je suis retourné au journal. Un simple pressentiment. Tous nos documents de travail avaient disparu. On les conservait dans des classeurs verrouillés. Vides.

— Qui y avait accès ?

— Rien que les membres de l’équipe. Ce sont des gens fiables. Pour les obliger à ouvrir ces fichiers, il aurait fallu leur braquer un pistolet sur la tempe. Oh, mon Dieu ! » s’écria Cohen comme s’il comprenait soudain la signification des paroles qu’il venait de prononcer.

Zavala sentit que Cohen perdait le fil de son histoire. « Dis-moi ce qui s’est passé ensuite », insista-t-il.

Cohen respira profondément et sortit tout ce qu’il avait sur le cœur. « OK. Désolé. Ensuite, j’ai vérifié sur les disques durs. On a besoin d’un mot de passe pour y accéder. Tous les membres de l’équipe le connaissent Nous sauvegardons tous nos documents sur disquette à la fin de chaque journée de travail. Chacun son tour. Ce soir, c’est Sandy Wheeler qui a ramené les disquettes chez elle. Elle m’a laissé un message disant qu’un type la suivait. Quand elle m’a appelé, elle se trouvait sur un parking près de son immeuble. Nous avions prévu de dîner ensemble ce sou : pour passer en revue l’ensemble des éléments du dossier, dans le but de rédiger le premier jet de notre article. Je me suis rendu là-bas. Sandy m’avait donné une clé. Le sac des courses était posé sur la table. Le vin se trouvait encore à l’intérieur. Elle pose toujours son vin dans le porte-bouteilles. Elle est maniaque sur ce point.

— Il n’y avait aucun signe de sa présence ?

— Aucun. Je me suis précipité dehors le plus vite possible. »

Une pensée germa dans l’esprit de Zavala. « Et les autres reporters de ton équipe ?

— J’ai tenté de les appeler. Pas de réponse. Que dois-je faire ? »

En se rendant chez Sandy et en repartant rapidement, Cohen avait probablement échappé à la mort. Les individus qui s’en étaient pris à la jeune femme étaient sans doute partis, mais auraient très bien pu revenir sur les lieux de leur forfait. « D’où me téléphones-tu ? J’entends de la musique dans le fond.

— Je suis dans un bar cuir, près de chez Sandy. » Cohen rit nerveusement malgré sa peur. « J’avais l’impression d’être filé, alors je me suis précipité dans ce café. Je cherchais un lieu public.

— Quelqu’un t’a suivi à l’intérieur ?

— Je ne crois pas. C’est plein de motards, ici. Ils n’oseront pas entrer.

— Tu peux me rappeler dans quelques minutes ? » demanda Jœ.

— Ouais, mais dépêche-toi. Il y a un grand travesti qui me fait de l’œil. »

Zavala chercha le numéro que Gomez lui avait donné. À la troisième sonnerie, l’agent répondit. Zavala s’épargna les salutations d’usage. « Je suis à L.A., dit-il. J’ai besoin de faire disparaître quelqu’un du circuit. Pouvez-vous m’aider ? Pas de questions pour l’instant, mais je promets de tout vous expliquer dès que possible.

— Est-ce que ce truc a un quelconque rapport avec l’affaire dont vous vous occupez ?

— Il en a plus que vous ne l’imaginez. Désolé de faire tant de mystères. Vous pouvez m’aider ? »

Il y eut un silence. Puis Gomez reprit la parole, sur un ton purement professionnel. « Nous avons une planque à Inglewood. Il y a un gardien, là-bas. Je vais l’appeler pour lui dire de réceptionner un colis. » Puis il fournit à Zavala l’itinéraire à emprunter pour atteindre l’endroit en question. « Merci. Je vous rappelle plus tard », dit Jœ.

— J’espère bien », répliqua Gomez.

Dès qu’il eut raccroché, le téléphone sonna. Zavala répéta rapidement l’adresse que Gomez lui avait indiquée et dit à Cohen de prendre un taxi pour s’y rendre. « Laisse ta voiture où elle est, lui conseilla-t-il. Ils ont pu installer un émetteur dessus.

— Bien sûr. Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille. Doux Jésus ! Je savais que j’avais ferré un gros poisson. Pauvre Sandy ! Et les autres ! Je m’en veux de les avoir entraînés là-dedans.

— Tu ne pouvais rien faire d’autre, Randy. Cette affaire te dépasse, et cela tu l’ignorais.

— Mais, Bon Dieu, de quoi s’agit-il ?

— Tu l’as parfaitement exprimé lors de notre première discussion », dit Zavala. « C’est l’or bleu. »

27

La balle de caoutchouc noir partit comme un météorite. Et comme un météorite, on n’en discerna que le sillage. Mais Sandecker avait anticipé le coup. Il tendit prestement sa légère raquette de bois, telle la langue d’un serpent, et d’un revers foudroyant renvoya la balle contre le mur de droite qu’elle percuta avec un bruit sec. LeGrand fit un mouvement brusque pour la récupérer, mais il n’avait pas prévu cette trajectoire tournante et sa raquette fouetta l’air inutilement. « Le jeu est pour moi, je pense », dit Sandecker en récupérant adroitement la balle au rebond.  Sandecker était un adepte convaincu du fitness et de la diététique et son régime strict à base de jogging et d’haltères lui permettait de battre des hommes bien plus jeunes et plus grands que lui. Il se tenait les jambes largement écartées, la raquette posée au creux du bras. Pas une goutte de sueur ne perlait sur son front. Ses cheveux roux étaient toujours bien coiffés, sa barbiche rousse impeccablement taillée.

En revanche, LeGrand dégoulinait de sueur. Quand il enleva ses lunettes de protection et s’essuya le visage, il se souvint de la raison pour laquelle il avait renoncé à jouer avec Sandecker. Le directeur de la CIA était plus grand et plus musclé

         — Sandecker ne mesurait qu’un mètre soixante - , mais chaque fois qu’il pénétrait sur un court avec lui, il vérifiait à ses dépens que le squash était un jeu de stratégie, pas de puissance. L’amiral l’avait appelé le lendemain de l’incident qui avait eu lieu dans l’État de New York. En d’autres circonstances, il l’aurait aimablement éconduit. « J’ai réservé un court au club, avait dit Sandecker d’un ton cordial. Ça te plairait de frapper un peu la petite balle noire ? »

La voix était amicale, mais, pour LeGrand, aucun doute n’était permis : il n’y couperait pas. LeGrand annula ses rendez-vous du matin et fit un détour par l’immeuble du Watergate pour prendre son équipement. Sandecker l’attendait au club de squash, vêtu d’un survêtement bleu marine dessiné par un styliste et orné d’un galon doré. Malgré cette tenue décontractée, on l’imaginait facilement en train d’arpenter le pont d’un ancien bâtiment de guerre, et d’ordonner d’une voix puissante le largage des voiles ou l’abordage d’un navire barbaresque. C’était ainsi qu’il dirigeait la NUMA. Il gardait un œil braqué sur les changements du vent et l’autre sur ses adversaires. Et comme tout bon commandant, il se préoccupait énormément du bien-être de son équipage.

Quand il apprit qu’Austin avait failli trouver la mort à cause d’un système de renseignements foireux, il explosa littéralement. Le Krakatoa lui-même aurait fait pâle figure face à lui. Le fait que la CIA soit impliquée dans l’affaire ne fit qu’attiser sa rage. Sandecker tenait LeGrand en haute estime, mais, à ses yeux, la CIA bénéficiait d’un traitement de faveur et d’un budget bien trop important.

Il ne perdait jamais une occasion de placer le directeur de la CIA sur la sellette. À présent, l’opportunité lui était donnée de passer sa mauvaise humeur sur quelqu’un. Sandecker n’était pas au-dessus des chicanes politiques. En fait, il adorait s’y vautrer. De plus, il possédait un grand talent. Celui de se servir de sa colère pour se faire entendre. Ceux qui subissaient sa fureur ne savaient pas qu’au fond de lui-même, il demeurait souvent serein, et même joyeux. Cette qualité lui était bien utile. Quel que soit leur parti, les présidents avaient recours à ses conseils. Sénateurs et députés tenaient à le compter parmi leurs relations. Les ministres ordonnaient à leur secrétariat de leur passer ses appels téléphoniques sans poser de questions.

Si LeGrand avait accepté l’invitation de l’amiral, c’est qu’il se sentait coupable. Le regrettable incident qui avait eu lieu dans l’État de New York le mettait mal à l’aise et cette partie de squash allait lui permettre de faire amende honorable, même si pour cela il devait subir l’humiliation d’une défaite cuisante. À sa grande surprise, Sandecker l’avait accueilli avec un sourire et n’avait pas fait allusion à l’incident durant la partie, il lui offrit même un jus de fruit au bar, histoire d’arroser le premier jeu. « Merci d’avoir accepté ce match impromptu », dit Sandecker avec son fameux sourire d’alligator.

LeGrand prit une gorgée de son jus de papaye et secoua la tête. « Peut-être qu’un de ces jours je te battrai.

— Il faudra d’abord que tu travailles un peu ton revers, conseilla Sandecker. En tout cas, je voudrais en profiter pour te remercier d’avoir évité la catastrophe. J’aurais pu y perdre l’un de mes hommes, Austin. »

Finalement, la discussion s’annonçait moins désagréable que prévu, pensa LeGrand. Sandecker ne se départait pas de son sourire déconcertant. « Dommage que tu ne sois pas intervenu plus rapidement, dit-il. Tu aurais pu éviter un bain de sang. »

LeGrand pesta intérieurement. Il était évident que Sandecker allait profiter de la situation. Ignorant l’attaque, le directeur s’excusa :  « Je suis désolé pour ce navrant épisode. Toute l’étendue du, euh, problème n’apparaissait pas de manière évidente. C’était une situation très complexe.

— J’entends bien », fit Sandecker d’un ton badin. « Je vais te dire ce que j’ai l’intention de faire, Erwin. Je vais oublier pour un temps cette opération loufoque concoctée par l’OSS et exécutée par la CIA, ce truc foireux qui a failli coûter la vie au chef des Missions spéciales de la NUMA, ainsi qu’à un innocent qui passait par là, et qui a mis en danger le porte-parole de la Maison-Blanche.

— C’est fort aimable à toi, James », dit LeGrand. Sandecker hocha la tête. « Cette petite blague de collégien jouant à l’espion ne franchira pas les portes de la NUMA.

— L’Agence apprécie ta discrétion », dit LeGrand.

Sandecker leva un sourcil roux. « Mais tu n’es pas quitte pour autant, ajouta-t-il d’un air malicieux. En échange, je veux que tu me dises tout sur cette sordide affaire. »

Un prêté pour un rendu. LeGrand s’y attendait. C’était toujours comme ça avec Sandecker. Il avait déjà décidé de jouer cartes sur table. « Ta demande est parfaitement légitime », convint-il.

— C’est bien mon avis », abonda Sandecker.

— Il a fallu travailler dur pour reconstituer cette histoire, surtout dans un délai aussi rapide, mais je vais faire de mon mieux pour t’expliquer ce qui s’est passé.

— Enfin disons plutôt ce qui ne s’est pas passé. Fort heureusement », fit remarquer Sandecker.

LeGrand esquissa un sourire. « L’histoire débute à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Après la défaite des Allemands, la coalition alliée a été démantelée. Churchill inventa sa théorie du Rideau de Fer. Tout était prêt pour que s’installe la Guerre froide. Les États-Unis vivaient encore en plein optimisme béat. Évidemment, puisqu’ils étaient les seuls à posséder la bombe. Cette belle assurance fut entamée lorsque les Soviétiques firent exploser leur propre engin nucléaire. La course aux armements était commencée. Nous avons repris la tête grâce à la bombe à hydrogène. Mais les Russes nous serraient de près et pour qu’ils nous rattrapent, ce n’était qu’une question de temps. Comme tu le sais, l’explosion de la bombe à hydrogène suivait un processus différent.

— La bombe thermonucléaire utilise la fusion au lieu de la fission », dit Sandecker qui s’y connaissait en physique atomique, pour avoir servi sur des sous-marins à propulsion nucléaire. « Les atomes se rejoignent au lieu de se séparer. »

LeGrand opina du chef. « L’atome d’hydrogène fusionne avec l’atome d’hélium. Le soleil et d’autres étoiles créent leur énergie de la même façon. Quand on a appris que le principal laboratoire de fusion soviétique se trouvait en Sibérie, notre gouvernement a envisagé de le saboter. Après notre victoire sur l’Axe, nous éprouvions quelque réticence à ranger les fusils au vestiaire. L’hybris était encore forte et certains parlaient avec nostalgie du raid lancé sur l’usine d’eau lourde en Norvège. Tu connais cette mission, bien sûr !

— Tu veux parler de l’usine qui produisait un isotope entrant dans la composition de la bombe A allemande, dit Sandecker.

— Exact. Ce raid a retardé les recherches des savants allemands.

— L’envoi d’un commando similaire en Sibérie aurait constitué une entreprise ambitieuse, et c’est peu dire.

— De toute façon, ç’aurait été impossible, fit LeGrand. Le raid sur la Norvège fut incroyablement difficile à organiser, et pourtant c’était un pays bien plus accessible et bénéficiant d’un solide support partisan. En outre, une autre considération entrait enjeu. »

Sandecker, qui avait tendance à voir les situations selon une perspective globale, commenta :  « L’Allemagne était en guerre contre les Alliés, à l’époque du raid sur la Norvège. En revanche, l’URSS et les États-Unis n’avaient pas ouvert les hostilités. Des deux côtés, on se gardait bien de toute confrontation militake directe. L’attaque d’un laboratoire soviétique aurait constitué un acte de déclaration de guerre caractérisé.

— Exactement. Imagine un peu la situation inverse. Que les Russes aient détruit un laboratoire au Nouveau-Mexique. Nous aurions sans doute riposté aussitôt. »

Sandecker était expert dans le traitement des questions politiques épineuses. « Un raid pouvait s’envisager, à condition que le secret reste absolu et qu’on ne laisse aucune trace. »

LeGrand hocha la tête. « C’est précisément ce qu’a dit le président quand on lui a exposé la situation.

— Une sacrée responsabilité », nota Sandecker.

— Certes. Mais ces types n’étaient pas des hommes ordinaires. Ils avaient créé la plus grande machine militaro-industrielle de tous les temps, et cela à partir de rien. Ensuite ils l’avaient utilisée pour écraser deux formidables ennemis régnant sur plusieurs mers et continents. Mais malgré toute leur détermination et leur habileté, ils n’étaient pas prêts à relever ce défi. Heureusement pour eux, deux projets de recherches n’ayant apparemment pas de rapports entre eux sont venus résoudre le problème. Le premier consistait dans le développement de l’avion nommé aile volante. Sa conception avait rencontré quelques problèmes, mais il possédait une caractéristique non prévue qui le rendait très attractif. Sa technologie furtive. Quand les circonstances s’y prêtaient, sa fine silhouette et sa surface lisse lui permettaient de s’introduire en territoire ennemi sans être repéré par les radars.

— Je suppose que tu veux parler des radars russes », dit Sandecker.

LeGrand sourit d’un air mystérieux. « Toutes les ailes volantes, y compris celles en cours de fabrication, étaient censées avoir été détruites. Mais le président donna son feu vert pour la construction d’une version modifiée. Un projet top secret. Ce nouveau prototype bénéficiait d’une autonomie et d’une vitesse encore plus importantes que les exemplaires originaux. En bref, avec cet appareil on disposait d’un moyen imparable d’entrer et de sortir de Sibérie à la barbe des Soviétiques.

         — Je sais par expérience que les Russes ne sont pas des imbéciles, fit Sandecker. Si leur labo était parti en fumée, ils auraient tout de suite compris que les États-Unis étaient dans le coup.

— La chose ne fait aucun doute, c’est pourquoi le deuxième terme de l’équation était à ce point crucial, répondit LeGrand. Il s’agit de la découverte de l’anasazium, un produit issu des recherches menées à Los Alamos. Le savant qui inventa cette substance était un anthropologue amateur, fasciné par les Pueblos, cette peuplade indienne qui vivait jadis dans le sud-ouest des États-Unis. Il a baptisé sa découverte en référence à l’Anasazi. Ce matériau possédait de nombreuses propriétés passionnantes, dont celle de transformer l’atome d’hydrogène d’une manière fort subtile. Si nous avions pu introduire secrètement de l’anasazium dans un laboratoire d’armement soviétique, nous aurions porté un sérieux coup d’arrêt à leurs recherches sur la fusion nucléaire. Selon les estimations, l’anasazium les aurait retardés de plusieurs années. Les USA auraient eu tout le temps de construire une flottille de bombardiers et de missiles intercontinentaux et auraient pris une telle avance que les Soviétiques n’auraient jamais pu les rattraper. Le plan consistait à parachuter des bombes qui, en explosant, auraient déversé la substance sous sa forme liquide. L’anasazium aurait ainsi pénétré dans les systèmes de ventilation du laboratoire. En lui-même, ce matériau n’est pas plus dangereux pour les humains que l’eau. Les Russes n’auraient rien remarqué, hormis un fort étrange coup de tonnerre d’une durée extrêmement courte.

— Rien à voir avec ce qu’on appelle un tir de haute précision.

— En effet, mais, comme on dit, à situation désespérée, solutions désespérées.

— Et si l’avion s’était écrasé à la suite d’un ennui mécanique ?

— Cette éventualité n’a pas été prise en compte. Il n’y avait pas de pilule de poison comme celle que Francis Gary Powers n’a pas avalée après le crash de son U- 2. Ils ne voulaient pas de survivants, de peur qu’ils parlent. Pas de parachutes pour l’équipage. Les sièges éjectables n’existaient pas encore et le dôme de la cabine de pilotage ne possédait pas de dispositif de largage. Si on avait retrouvé des débris, on aurait toujours pu dire qu’il s’agissait d’un avion expérimental malencontreusement détourné de sa route.

— L’équipage était-il au courant ?

— Ils étaient tous volontaires, ils en voulaient et ne pensaient pas à l’échec.

— Dommage que le projet ait échoué, dit Sandecker.

— Au contraire, rétorqua LeGrand. La mission fut un succès absolu.

— Comment cela ? Les Soviétiques ont construit leur bombe à hydrogène peu de temps après nous, si ma mémoire est bonne.

— Absolument. Ils ont fait exploser leur premier engin thermonucléaire en 1953, deux ans après les Américains. Souviens-toi de ce que j’ai dit sur l’hybris. Notre peuple était incapable d’imaginer qu’un paysan ignorant comme Staline pourrait leur damer le pion. Or, celui-ci se méfiait de tout le monde au plus haut point. Il a ordonné à Igor Kurchatov, l’homologue soviétique de notre Oppen-heimer national, de mettre sur pied dans l’Oural un autre laboratoire de recherches sur l’hydrogène. Leurs travaux furent couronnés de succès si bien que Staline crut que le labo sibérien avait échoué sciemment, et donna l’ordre de supprimer ses techniciens.

— Je suis surpris qu’on n’ait pas envoyé un commando sur les installations de l’Oural.

— Un raid fut envisagé, puis on abandonna l’idée, la considérant peut-être comme trop dangereuse. A moins que l’aile volante n’ait rencontré des problèmes techniques insurmontables.

— Qu’est-ce qui est arrivé à l’avion ?

— Il a été consigné dans son hangar avec son chargement. La base en Alaska d’où on le lançait fut fermée, les hommes qui y travaillaient éparpillés aux quatre coins du monde. Aucun d’eux ne connaissait l’opération en son entier. Elle se termina là, ou presque.

— Presque. Tu veux parler du protocole et du meurtre du pilote ? »

Mal à l’aise, LeGrand s’agita sur son siège. « Pas seulement. En fait, toute l’équipe de vol a été éliminée, dit-il calmement. C’étaient les seuls types en dehors du milieu politique à connaître intimement la mission et sa cible. Quatre hommes sont morts. On raconta à leurs familles qu’ils avaient eu un accident. Ils furent enterrés à Arlington avec tous les honneurs militaires.

— Charmante attention. »

LeGrand s’éclaircit nerveusement la gorge. « Vous savez tous que j’ai fait de mon mieux pour rendre l’Agence plus transparente. Mais il m’arrive parfois de décoller une couche de saleté pour tomber sur une autre, encore plus dégoûtante. Nous avons accompli du bon boulot. Malheureusement, l’essentiel est passé inaperçu. Tu imagines bien pourquoi. Mais tu sais que les services de renseignements se sont rendus coupables d’exactions dont on ne peut s’enorgueillir. Ce triste épisode en fait partie.

— Austin m’a parlé de ses découvertes. Le pilote en question a assisté à ses propres funérailles. J’ai cru comprendre que son fils l’y avait aperçu.

— Il a insisté pour revoir une dernière fois sa femme et son enfant, expliqua le directeur. On lui a dit qu’on lui attribuerait une escorte durant un certain temps. Bien sûr, ce n’était qu’une ruse. On lui a effectivement donné un garde du corps et c’est cet homme qui l’a tué.

— Celui qui vivait dans le nord de l’État de New York.

— C’est bien cela. »

Les yeux bleus de Sandecker se durcirent. « Désolé, je ne ressens aucune tristesse pour cet assassin. Ce n’était qu’une machine à tuer, alors qu’à son âge la plupart des hommes sont censés atteindre la sagesse. Austin aurait pu y passer. Pourquoi un tel protocole ? Ne suffisait-il pas de se débarrasser des membres de l’équipage ?

— Les gros bonnets qui en ont décidé ainsi voulaient supprimer tout risque de fuite. Ils estimaient que l’affaire risquait de déclencher une nouvelle guerre. Nos relations avec les Soviétiques étaient déjà assez mauvaises comme cela. Le protocole a été mis en place pour réagir aveuglément à toute tentative de dévoiler le secret. Ils pensaient que la menace viendrait des espions étrangers. Personne n’imaginait qu’elle surgirait du Congrès américain. Beaucoup de bruit pour rien. Au moment des élections, le porte-parole de la Maison-Blanche fut rayé de la carte politique. En fait, il n’a jamais rien révélé. Ils ont dû se dire que la bombe à retardement qui devait exploser à la figure des petits curieux se désactiverait d’elle-même. Comment auraient-ils pu imaginer que, cinquante ans plus tard, elle serait encore dangereuse ? »

Sandecker se rencogna dans son siège. « Si je comprends bien, Austin a failli mourir à cause de cette vieille opération mitonnée par une poignée de cow-boys machos. Je comprends mieux pourquoi l’assassin avait préparé ses bagages et pourquoi il y avait joint un fusil à lunette et des explosifs. Apparemment, il attendait de prendre sa retraite. Dommage que nous ne puissions dire aux contribuables américains à quelles niaiseries ont servi leurs impôts. Et tout ça au nom de la démocratie, »

LeGrand répondit. « Ce serait une erreur. Le sujet est encore extrêmement sensible. Il a fallu se battre pour réduire l’arsenal militaire russe. Si cette histoire était divulguée, cela amènerait de l’eau au moulin des nationalistes qui prétendent qu’on ne peut faire confiance aux Etats-Unis.

— Ils n’ont pas besoin de cela pour se faire leur opinion, rétorqua Sandecker d’un ton sec. J’ai appris au fil du temps que ce que les grands de ce monde craignent le plus c’est qu’on les mette dans l’embarras. » Il sourit : « Je suis sûr qu’il n’existe plus de tels protocoles. »

C’était un avertissement voilé. « J’ai déjà ordonné un examen complet de nos fichiers informatiques, justement pour éviter que ce genre de choses ne se reproduise, dit LeGrand. Plus jamais de mauvaise surprise.

— Espérons-le », conclut Sandecker.

28

Austin se versa une grande tasse de café jamaïcain Blue Mountain bien serré, prit une gorgée du breuvage à indice d’octane élevé et saisit le cylindre d’aluminium posé sur son bureau. Il le soupesa au creux de sa large paume tout en observant sa surface bosselée comme s’il s’agissait d’une boule de cristal. L’objet gardait jalousement son secret. Il n’y voyait que le reflet distordu de son visage bronzé et de ses cheveux clairs.

Il reposa le cylindre et se replongea dans la carte de l’Alaska étalée sur son bureau. Il s’était rendu en Alaska à plusieurs reprises et le cinquantième État l’avait toujours déconcerté, par son immensité même. Dans cette région parmi les plus hostiles de la planète, repérer l’ancienne base de l’aile volante reviendrait à chercher un grain de sable sur la plage de Malibu. Pour tout arranger, la base avait dû être conçue de manière à ne pas attirer l’attention. Il fit courir son doigt sur la carte, en partant de Barrow, au-delà du Cercle arctique, vers le sud et la péninsule de Kenai. Quand le téléphone sonna, une idée commençait à germer dans son esprit.

Les yeux rivés sur la carte, il s’empara du combiné, le colla à son oreille en lâchant un allô peu convaincu. La voix de Sandecker lui parvint, tendue. « Kurt, pouvez-vous passer à mon bureau ?

— Ça peut attendre, amiral ? » répondit Austin en s’efforçant de ne pas perdre le fil de ses pensées.

— Bien sûr, Kurt, fit Sandecker faussement magnanime. Cinq minutes, ça vous va ? »

L’idée qui avait commencé à faire son chemin dans son esprit se dessécha et fana comme une fleur au soleil. Le cerveau de l’amiral fonctionnait à la vitesse de la lumière si bien que sa notion du temps différait de celle du commun des mortels. « Je serai là dans deux minutes.

— Splendide. Je pense que vous ne serez pas déçu. »

Lorsqu’il pénétra dans le bureau de Sandecker, au neuvième étage, il s’attendait à voir le directeur de la NUMA derrière son immense table de travail fabriquée à partir d’une écoutille récupérée sur un forceur de blocus confédéré. Mais pas du tout. L’amiral était installé dans l’un des confortables fauteuils de cuir sombre réservés aux visiteurs et bavardait avec une femme qui tournait le dos à Austin. Sandecker, vêtu d’une veste de marine brodée d’ancres dorées sur la poche de poitrine, se leva pour l’accueillir. « Merci de vous être déplacé, Kurt. Il y a ici quelqu’un que j’aimerais vous présenter. »

Dès que la femme se leva, Austin oublia l’Alaska et ses énigmes. Elle était grande et mince, ses hautes pommettes et ses yeux en amande lui donnaient l’air d’une Eurasienne. Sa longue jupe bordeaux très classique et sa veste assortie contrastaient avec ses traits exotiques. Ses cheveux blond foncé étaient ramenés en une tresse serrée qui lui arrivait au niveau des épaules. Ses attraits ne se limitaient pas à sa beauté physique. Elle avait le port allier d’une femme née pour régner, mais, en même temps, sa démarche était souple comme celle d’une panthère, il remarqua ce détail au moment où elle s’avança pour lui serrer la main. De ses yeux bruns et profonds, émaillés d’éclats d’or, semblait émaner une chaleur tropicale. En humant son parfum musqué, Austin crut percevoir le battement lointain des tambours. Mais c’était sans doute son imagination. Puis, soudain, il comprit qui elle était. « Docteur Cabral ? »

Si elle lui avait répondu d’un ronronnement, Austin n’en aurait pas été autrement surpris. D’une voix profonde et suave, elle dit :  « Merci d’être venu me voir, Mr. Austin. J’espère ne pas avoir interrompu quelque chose d’important. Je voulais avoir l’occasion de vous remercier personnellement pour votre aide.

— Mais je vous en prie. C’est à Paul et à Gamay que revient tout le mérite de votre sauvetage. Moi, je me suis contenté de répondre au téléphone et d’appuyer sur un ou deux boutons.

— Vous êtes bien trop modeste, Mr. Austin », fit-elle avec un sourire qui aurait pu faire fondre un glacier. « Sans votre intervention rapide, ma tête et celle de vos collègues seraient certainement en train d’orner un village à des milliers de kilomètres de ce bureau si confortable. »

Sandecker vint se placer entre eux deux et reconduisit Francesca vers son siège. « Sur ces bonnes paroles, docteur Cabral, verriez-vous un inconvénient à nous raconter votre histoire par le menu ?

— Nullement, répondit-elle. Cela me fait du bien de parler de mon expérience. De plus, il m’arrive de retrouver certains détails que j’avais oubliés. »

Sandecker fit signe à Austin de s’asseoir, puis se glissa sur son siège de bureau, alluma l’un des dix cigares roulés à la main qu’il fumait tous les jours. Austin et lui écoutèrent, fascinés, Francesca narrer la palpitante histoire de son détournement, de l’accident d’avion qui aurait pu lui coûter la vie, et de son accession au rang de déesse. Elle décrivit dans les moindres détails les chantiers qu’elle avait réalisés dans le village chulo et qui la rendaient si fière. Elle termina avec l’arrivée des Trout, leur fuite éperdue et leur sauvetage par l’hélicoptère. « Captivant », dit Sandecker. « C’est absolument captivant. Dites-nous, qu’est devenue votre amie Tessa ?

— Elle est restée auprès du Dr Ramirez. Sa connaissance des plantes médicinales lui sera très précieuse pour ses recherches. J’ai téléphoné à mes parents pour m’assurer qu’ils allaient bien. Ils veulent que je rentre à la maison, mais j’ai décidé de rester aux États-Unis. J’ai encore besoin de quelques paliers de décompression avant de me replonger dans le tourbillon mondain de São Paulo. En outre, je suis déterminée à faire aboutir un projet interrompu voilà dix ans. »

Sandecker contempla la courbe volontaire du menton de Francesca. « Je crois sincèrement que le passé construit non seulement le présent, mais aussi l’avenir. Pour savoir ce qui nous attend, il serait utile de connaître la série d’événements qui vous ont amenée à entreprendre ce voyage en avion. »

Francesca regarda dans le vague comme si elle faisait défiler sa vie devant ses yeux. « Tout cela remonte à mon enfance. J’ai pris conscience très jeune du fait que j’appartenais à un milieu privilégié. Petite fille, je savais déjà que dans la ville où je vivais régnait une misère effroyable. Puis j’ai grandi, voyagé et compris que São Paulo était un microcosme du monde. Dans un même lieu, habitaient ceux qui possédaient tout et ceux qui n’avaient rien. J’ai aussi découvert que la différence entre nations riches et pauvres résidait dans la matière première la plus répandue sur cette terre : l’eau. L’eau douce fait tourner la grande roue du progrès. Sans eau, il n’y a rien à manger. Sans nourriture, les gens n’ont pas envie de vivre, d’améliorer leur quotidien. Même les pays producteurs de pétrole utilisent l’essentiel de leurs revenus à acheter ou à produire de l’eau. Le geste de tourner un robinet nous paraît tellement naturel, mais ce ne sera pas éternellement le cas. La lutte pour l’eau est devenue plus féroce que jamais.

— Les États-Unis ont connu ce genre de querelles, dit Sandecker. Nombre de conflits territoriaux ont eu pour origine la mainmise sur l’eau.

— Ces chamailleries ne sont rien comparées aux désordres qui nous guettent », dit Francesca d’un ton sombre. « Au XXIe siècle, on ne se battra plus pour le pétrole, mais pour l’eau. La situation devient critique. Les réserves mondiales sont menacées par la croissance démographique. Il n’y a pas plus d’eau douce sur terre qu’il y a 2 000 ans, quand la population ne faisait que 3 % de sa taille actuelle. La demande ne cesse de croître, la pollution aussi. À ce train-là, la situation ne fera qu’empirer, et si vous ajoutez à cela les périodes de sécheresse inévitables, comme celle que nous connaissons en ce moment... Des populations entières vont tout simplement se trouver privées d’eau potable, ce qui entraînera des vagues de migration à travers toute la planète. Des dizaines de millions de réfugiés franchiront les frontières. On assistera à la disparition de la pêche, à la destruction de l’environnement. Les conflits vont se multiplier, les niveaux de vie baisser. » Elle se tut un instant. « Vous qui êtes des spécialistes de la question, vous devez percevoir l’ironie de la chose. Nous affrontons une pénurie sur une planète dont les trois quarts de la surface sont recouverts d’eau.

— De l’eau, de l’eau à perte de vue et pas une seule goutte à boire », dit Austin en citant le poème de Samuel Taylor Coleridge.

— Précisément. Mais imaginez un instant que le Vieux Marin ait possédé une baguette magique et qu’en l’agitant au-dessus d’un seau rempli d’eau de mer, il l’ait changée en eau potable.

— Son bateau aurait été sauvé.

— À présent, appliquez cette analogie à des milliers de seaux.

— La crise globale serait résolue, dit Austin.  Près de soixante-dix pour cent de la population mondiale vit à moins de quatre-vingts kilomètres de l’océan.

— Je ne vous le fais pas dire », s’exclama Francesca, radieuse.

— Seriez-vous en train de nous annoncer que vous possédez ce genre de baguette ?

— Quelque chose d’approchant. J’ai développé un procédé révolutionnaire capable d’extraire le sel de l’eau de mer.

— Vous n’ignorez pas que le dessalement n’est pas une idée nouvelle », fit remarquer Sandecker.

Francesca hocha la tête. « Je le sais, elle existait déjà dans la Grèce ancienne. Des usines de dessalement ont été construites dans le monde entier, la plupart au Moyen-Orient. Il existe plusieurs méthodes, ayant en commun leur coût prohibitif. Dans ma thèse de doctorat, j’ai proposé une approche radicalement nouvelle, tournant le dos à toutes les anciennes techniques. Mon objectif consistait à mettre au point un procédé qui soit à la fois efficace et bon marché, accessible aux paysans les plus pauvres, ceux qui tirent leur maigre subsistance d’une terre aride. Imaginez les implications. L’eau serait presque gratuite. Les déserts deviendraient des pôles de civilisation.

— Je suis sûr que vous avez également pensé aux conséquences indésirables, répliqua Sandecker. Une eau bon marché encouragerait le développement, la croissance démographique et la pollution qui est leur corollaire.

— J’ai pris le temps de me pencher sur ce problème, amiral Sandecker, mais si l’on ne fait rien ce sera encore pire. Avant de permettre à un pays d’utiliser mon procédé, j’exigerai de lui qu’il s’engage à mettre en place un plan de développement raisonné.

— J’en conclus que vos recherches ont été couronnées de succès », dit Austin.

— Absolument. Je me rendais à la conférence internationale avec un prototype. L’eau de mer entrait d’un côté, l’eau douce sortait de l’autre. On obtenait de l’énergie et quasiment pas de déchets.

— Un procédé pareil vaut des millions de dollars.

— Sans aucun doute. Les offres qu’on m’a faites auraient pu me rendre fabuleusement riche, mais j’avais autre chose en tête. Je voulais offrir mon invention au monde.

— C’était très généreux de votre part. Vous disiez qu’on vous avait fait des offres. Votre procédé et vos projets étaient donc connus ?

— Dès que j’ai contacté les Nations Unies pour participer à cette conférence, ma découverte est devenue un secret de polichinelle. » Elle fit une pause. « Quelque chose m’a toujours chiffonnée. Des tas de gens étaient au courant de l’existence de mon procédé. Ceux qui ont tenté de m’enlever auraient été immédiatement repérés s’ils avaient tenté d’exploiter mes travaux.

— Il existe une autre possibilité », suggéra Austin. « Ils voulaient peut-être enterrer vos travaux et garder le procédé pour eux seuls.

— Mais pour quelle raison priverait-on l’humanité d’un tel bienfait ?

— Vous êtes sans doute trop jeune pour vous en souvenir », dit Sandecker qui avait écouté attentivement. « Il y a plusieurs années de cela, circulait une rumeur. Un inventeur avait soi-disant conçu un moteur de voiture capable de tourner sur des centaines de kilomètres avec un litre d’eau à peine. Je vous passe les détails, il semblerait que les compagnies pétrolières aient acheté et enterré le secret de fabrication pour pouvoir continuer à faire des profits. On en a parlé après coup, mais vous voyez ce que je veux dire ?

— Mais qui donc souhaiterait empêcher les nations pauvres de bénéficier d’une eau bon marché ?

— Nos investigations nous ont appris des choses que vous ignorez encore, docteur Cabral. Permettez- moi de vous exposer une hypothèse. Supposez que vous contrôliez les réserves mondiales en eau douce. Comment accueilleriez-vous l’arrivée d’un procédé mettant cette matière première à la portée de tout un chacun ?

— Le monopole en question serait réduit à néant par mon procédé. Mais votre exemple n’est que théorique. Personne n’est réellement en mesure de contrôler les réserves hydrauliques mondiales. »

Sandecker et Austin échangèrent des regards entendus.

Austin poursuivit à la place de Sandecker :  « Beaucoup de choses se sont passées durant ces dix dernières années, docteur Cabral. Nous vous expliquerons tout en détail, mais pour l’instant, sachez que nous avons découvert l’existence d’une gigantesque organisation appelée Gogstad Corporation. Cette société multinationale est sur le point de s’approprier la totalité de l’eau douce de la planète.

— Impossible !

— J’aimerais que vous ayez raison. »

Le regard de Francesca se glaça. « Alors, ce sont eux qui ont tenté de m’enlever, ce sont eux qui m’ont volé dix ans de ma vie.

— Nous n’avons pas de preuve tangible, précisa Austin. Mais tous les indices semblent concorder. Dites-moi, que savez-vous de la substance appelée anasazium ? »

Surprise, Francesca ne put s’empêcher d’ouvrir la bouche puis, se reprenant, elle s’exclama :  « Y a-t-il une seule chose que la NUMA ignore ?

— Il y en a un certain nombre, malheureusement. Nous ne savons presque rien de ce matériau, en dehors du fait qu’il affecte l’atome d’hydrogène d’une étrange manière.

— C’est sa principale propriété. Leurs rapports sont très complexes. Cette substance est au cœur de mon procédé de dessalement. Seules quelques personnes sont au courant de son existence. Elle est extrêmement rare.

— Comment l’avez-vous découverte ?

— Par hasard, en tombant sur un article écrit par un ancien physicien de Los Alamos. Au lieu de tenter d’améliorer les méthodes existantes de dessalement, je voulais aborder la question sur le plan moléculaire ou même nucléaire, mais la solution m’échappait toujours. Jusqu’à ce que j’entende parler de l’anasazium. J’ai contacté l’auteur de l’article. Il possédait une petite quantité de ce matériau et souhaitait s’en débarrasser. Alors je lui ai dit ce que je comptais en faire.

— Pourquoi est-il si rare ?

— Pour plusieurs raisons. Comme il ne semblait pas avoir d’utilité économique, la demande était inexistante. De plus, les méthodes de raffinage sont très complexes. On le trouve essentiellement dans une région d’Afrique secouée par des conflits incessants. J’en ai obtenu quelques grammes, de quoi fabriquer mon prototype. J’avais l’intention de proposer aux nations de puiser dans leurs ressources et de produire assez d’anasazium pour mettre en place des projets pilotes. En travaillant main dans la main, nous aurions pu rassembler en peu de temps des quantités suffisantes.

— Gogstad possédait une usine sur la côte du Mexique. Elle a été détruite dans une gigantesque explosion.

— Dites-m’en davantage sur cette usine. »

Austin lui fit un rapide résumé des derniers événements. Commençant son récit par la mort des baleines, il décrivit ensuite le cylindre de stockage qu’il avait découvert après l’explosion, et les étapes de l’enquête qui l’avait mené jusqu’à l’aile volante. Sandecker lui fournit certains détails concernant la mission en Sibérie pendant la Guerre froide. « Une histoire incroyable. Je suis désolée pour les baleines ! fit-elle tristement. La chaleur produite par mon procédé peut être transformée en énergie, il arrive que le matériau s’avère instable et, dans certaines circonstances, il peut se transformer en un explosif puissant. Ces gens ont dû tenter de copier ma méthode sans savoir à quel point ce matériau était dangereux. Où ont-ils pu se procurer de l’anasazium ?

— Nous n’en avons aucune idée », dit Austin. « Il en existe certainement un vaste gisement quelque part, mais où ?

— Nous devons le trouver pour que je puisse reprendre mes recherches », insista Francesca.

— Il existe une autre raison, bien plus importante », intervint Sandecker.

— Rien n’est plus important que la poursuite de mes recherches », dit-elle sur la défensive.

— Patientez un peu, docteur Cabral. Vos travaux n’auront plus grande signification si jamais Gogstad met ses plans à exécution. Qui contrôle l’eau contrôle le monde.

— Quelqu’un voudrait devenir le maître du monde, à vous entendre, amiral Sandecker.

— Et pourquoi pas ? Napoléon et Hitler ont échoué, mais leurs ambitions s’appuyaient sur l’usage de la force armée. L’un et l’autre se sont heurtés à plus forte partie. » Il tira une bouffée de son cigare et regarda s’élever le nuage de fumée. « Les militants qui protestent contre la mondialisation, toutes ces histoires avec l’Organisation mondiale du commerce et le FMI sont à mille lieues de la réalité. Le danger ne provient pas de ces organismes. Le danger aujourd’hui réside dans le fait qu’un seul individu peut exercer un monopole sur tel ou tel secteur économique.

— Une sorte d’Al Capone à l’échelle planétaire, suggéra Austin.

— Il y a des similitudes. Capone ouvrait à exterminer ses concurrents et s’entendait à monter des organisations. Son pouvoir économique lui conférait une réelle influence politique. Mais l’alcool de contrebande n’est rien face à l’eau. Le monde ne peut se passer d’eau. Ceux-là mêmes qui régissent sa distribution accéderont à la puissance la plus absolue. Qui osera s’élever contre celui qui, d’un seul mot, peut vous condamner à mourir de soif, vous et votre pays ? Voilà pourquoi j’affirme, malgré tout le respect que je vous dois, docteur Cabral, qu’il existe des questions plus importantes à traiter en priorité.

— Vous avez raison, amiral Sandecker, admit Francesca. Si la société Gogstad découvre le gisement principal d’anasazium, il disposera de mon procédé par la même occasion.

— Quel bonheur de voir chez une même personne s’unir l’intelligence et la beauté », dit Sandecker avec un plaisir non dissimulé. « Cette jeune dame a parfaitement saisi mes craintes. Il faut absolument trouver ce gisement oublié avant que Gogstad ne mette la main dessus.

— Quand vous avez appelé, je tentais d’imaginer un moyen de repérer l’endroit, déclara Austin. Mais je vais avoir besoin d’aide.

— Ce n’est pas un problème. Toutes les ressources de la NUMA sont à votre disposition et, si cela ne suffit pas, nous en trouverons ailleurs.

— Je pense que Jœ et moi devrions partir aussi vite que possible pour l’Alaska.

— Avant que vous ne vous précipitiez vers le Yukon, je souhaiterais évoquer un autre sujet. Cette construction de tankers dont l’ami journaliste de Jœ lui a parlé ne cesse de me turlupiner. Que pensez-vous de cela ?

— On peut supposer que Gogstad a l’intention de transporter de grandes quantités d’eau à partir de l’Alaska vers des régions qui en ont besoin. Ce genre d’opération a déjà été envisagé au profit de la Chine.

— Peut-être », dit Sandecker sans grande conviction. « J’en discuterai avec Rudi Gunn. Yaeger et lui pourront peut-être élucider ce mystère. Pendant que Jœ et vous tenterez de localiser l’aile volante, ils s’occuperont de ces tankers. »

Austin se leva en déclarant :  « Je vais m’y mettre tout de suite. » Il serra la main de Francesca et dit :  « Je vous tiens au courant, docteur Cabral.

— Merci. Mais je vous en prie, appelez-moi Francesca », fit-elle tandis qu’ils se dirigeaient d’un pas lent vers l’ascenseur. « D’accord. Dans ce cas, appelez-moi Kurt. Dites-moi, préférez-vous la cuisine coréenne, thaï, italienne ou tout simplement la bonne vieille tradition américaine ?

— Je vous demande pardon !

— Personne ne vous a prévenue ? » s’écria-t-il en feignant l’étonnement. « Le dîner fait partie de la panoplie de secours d’Austin. J’espère que vous ne refuserez pas. Qui sait combien de temps je vais devoir me nourrir de lard de baleine et de steaks de morse ? Et ça commence dès demain.

— Alors j’accepte volontiers votre invitation. Sept heures, ça vous va ?

— Parfait. Ainsi, j’aurai le temps de commencer les préparatifs de notre voyage en Alaska.

— Nous nous verrons après. Comme vous le savez, j’habite chez les Trout. Au fait, la cuisine coréenne me convient à merveille. »

Austin prit congé de Francesca près de l’énorme globe s’élevant au centre du hall d’entrée de la NUMA, un atrium vert d’eau cerné de cascades et d’aquariums emplis de créatures marines exotiques, diaprées de mille couleurs. Puis il regagna son bureau du troisième étage, appela Zavala pour lui faire le compte rendu de sa réunion avec Sandecker et régla les problèmes de transport pour le lendemain.

 

 

Lorsqu’il arriva à Georgetown, chez les Trout, Francesca était déjà prête. Après avoir bavardé avec Paul et Gamay assez longtemps pour ne pas se montrer impoli, il conduisit sa compagne jusqu’au restaurant coréen où il avait ses habitudes. L’établissement se trouvait à Alexandria, dans un bâtiment sans prétention.

Austin vanta les mérites des belogi, son plat favori, composé de fines lamelles de bœuf mariné, cuisiné sur une assiette chaude sur la table. Ils en commandèrent donc, mais, trop occupé à contempler Francesca, Austin y goûta à peine. La jeune femme était vêtue d’une petite robe en Jean délavé dont le bleu clair rehaussait son teint mat et sa longue et épaisse chevelure qui semblait gorgée de soleil. Austin avait un certain mal à concilier le charmant tableau qu’il avait sous les yeux  – une femme belle et cultivée prenant du plaisir à déguster un repas civilisé  –, et le récit qu’elle lui avait fait de son séjour parmi les Indiens. Elle paraissait détendue et parfaitement à son aise, mais tandis qu’ils riaient ensemble de sa façon maladroite de tenir ses baguettes, Austin ne pouvait se départir de l’impression qu’il avait éprouvée l’après-midi même. Sous le vernis de la civilisation, on discernait en elle une sorte de grâce sauvage. La jungle était en elle, il le voyait à la souplesse féline qui imprégnait ses gestes, au regard vigilant de ses yeux sombres. Austin, fasciné, se jura de la revoir souvent à son retour.

Aussi eut-il grand-peine à la quitter si tôt. Il avait tant à faire avant de partir pour l’Alaska, expliqua-t-il. En la déposant devant la maison des Trout, il lui demanda si elle accepterait de le revoir, quand il rentrerait de mission. « Merci. Cela me plairait énormément, dit-elle. Je prévois de rester quelque temps à Washington et j’espère que cela nous permettra de faire plus ample connaissance.

— Alors à bientôt, lança Austin. Reste à savoir où et quand. »

Elle sourit et lui déposa un petit baiser sur les lèvres. « Ceci est un rendez-vous. »

29

Grace à l’appui de Sandecker, Austin n’eut aucun mal à affréter un jet de la NUMA. Le Cessna Citation Ultra turquoise traversa le pays à huit cents kilomètres-heure. Il fit escale à Sait Lake City pour s’approvisionner en carburant, avant de poursuivre son voyage vers Anchorage. Ils volèrent toute la nuit et arrivèrent au moment où l’aube répandait sa lueur rosâtre sur les Chugah Mountains surplombant la capitale de l’Alaska, que les autochtones appellent parfois Los Anchorage. Quelques minutes plus tard, ils repartaient vers leur destination finale. Nome.

Peu après que l’avion de la NUMA eut décollé d’Anchorage, Zavala revint de la cuisine avec deux tasses de café fumant. Austin était en train d’étudier une vieille carte étalée sur la tablette qui se repliait entre les sièges. Un point l’intéressait tout particulièrement : une avancée de terre pareille à un poing fermé, tendue vers l’ex-URSS, quelques kilomètres plus loin, au-delà du Détroit de Bering.

Installé dans le fauteuil faisant face à celui d’Austin, Zavala sirotait son café en regardant par le hublot les reliefs grandioses et massifs qu’ils survolaient. Entre les cirrus éparpillés comme des mèches folles sur le bleu du ciel, on apercevait des montagnes noires cerclées de rivières et d’épaisses forêts. « C’est un grand pays, fit Zavala d’un air nonchalant. Tu as une idée de notre prochaine escale après Nome ? »

Austin s’enfonça dans son siège, croisa les mains derrière sa tête et fixa le vide. Sa large bouche s’ourla d’un sourire désabusé. « Plus ou moins », dit-il.

Zavala savait que la réponse de son partenaire n’était pas intentionnellement énigmatique. Austin n’aimait pas se prononcer à la légère, un point c’est tout. Au moment propice, il rassemblerait prudemment les faits et déciderait ensuite de l’attitude à adopter. Zavala désigna le paysage au-dessous d’eux. « Je suis sûr que tu ne t’attendais pas à trouver plus petit.

— Quelque chose comme 1 500 000 kilomètres carrés, aux dernières nouvelles. Je ne me fais pas d’illusion, notre tâche sera énorme. Nous pourrions chercher en vain jusqu’à atteindre l’âge de la retraite. » Austin fronça les sourcils, pensif. « C’est pourquoi j’ai décidé de partir de ce que nous savons, et non pas le contraire. »

Zavala sauta sur cette entrée en matière. « Nous savons que la cible se trouvait en Union soviétique. » Il désigna sur la carte la côte nord-ouest de l’Alaska, là où la presqu’île en forme de poing s’élançait vers l’Asie. C’était tout ce qui restait de l’ancienne terre. « Quel était le rayon d’action de l’aile volante ?

— Environ quatre cent chiquante kilomètres à quelque huit cents kilomètres-heure. Je suppose qu’ils avaient augmenté la capacité de son réservoir pour cette mission.

— Il existe toujours une possibilité d’approvisionnement en vol », fit remarquer Zavala.

— J’ai pris cette donnée en considération. Je me dis qu’ils ont dû faire en sorte de simplifier et de raccourcir l’opération pour éviter de se faire repérer. »

Saisissant un crayon bien taillé, Austin dessina un arc allant de Barrow au delta du Yukon.

Zavala fit entendre un sifflement assourdi. « Tu parles d’une balade ! Cela fait plus de mille cinq cents kilomètres à partir du point cible. Vaste territoire à couvrir.

— Bien plus grand que certains États, reconnut Austin. J’ai donc émis une hypothèse d’école. Les types du contre-espionnage voulaient que cette opération de fous reste la plus discrète possible. Construire une nouvelle base aurait été long et coûteux. De plus, les travaux auraient pu attirer les curieux. »

Zavala claqua des doigts. « Ils ont utilisé une base existante. »

Austin hocha la tête. « Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Alaska regorgeait d’arsenaux et d’aérodromes. Les États-Unis craignaient une invasion japonaise. Chaque point rouge sur la carte représente un terrain d’atterrissage datant de la dernière guerre. »

Zavala réfléchit un instant. « Et si c’était une base secrète ?

— Elle était secrète. Jusqu’à aujourd’hui du moins. »

Austin appuya la mine de son crayon sur Nome puis l’entoura d’un large cercle. « C’est ici que nous trouverons ce que nous cherchons, et pourtant je dois admettre que malgré tout ce que j’ai pu dire, nous risquons de jouer à pile ou face. »

Zavala étudia la carte et ses lèvres se relevèrent aux commissures. Toujours ce fameux sourire qui n’appartenait qu’à lui. « Comment peux-tu être certain que c’est le bon coin ? L’avion aurait pu décoller de douzaines d’autres endroits.

— J’avoue qu’un fantôme m’a donné un petit coup de main. » Austin glissa la main dans la poche de sa veste et sortit un petit carnet à spirales. Bien que sa couverture marron fût déchirée, il était encore possible d’y lire les mots suivants :  « US Army Air Force », ainsi que le nom tracé à l’encre en dessous. Il tendit le carnet à Zavala. « C’est le journal du père de Buzz Martin, l’homme qui a piloté l’aile pour sa dernière mission. »

Zavala, ravi, se mit à rire. « Tu aurais dû être magicien. Génial, le coup du lapin qui sort du chapeau.

— Ce lapin-là m’a sauté sur les genoux. Après la rencontre entre Sandecker et LeGrand, la CIA a mis la main sur les effets personnels de Martin. À l’époque, ils avaient dû se débarrasser à toute vitesse des indices dangereux si bien qu’ils n’avaient pas tout emporté. Buzz est tombé sur ce carnet glissé dans l’uniforme de son père. Pensant qu’il pouvait contenir quelque chose d’important, il me l’a donné juste avant que nous quittions Washington. »

Zavala feuilleta les pages cornées. « Je ne vois pas de carte détaillée là-dedans.

— Tu ne pensais quand même pas que ce serait si facile ? » Austin reprit le carnet et l’ouvrit à une page indiquée par une marque jaune. « Martin était un bon soldat. Il savait l’importance du silence. L’essentiel du Journal est consacré à sa femme et à son enfant qui lui manquent. Mais il a glissé subrepticement quelques autres petites choses. Je vais te lire le premier paragraphe. “À ma chère femme Phyllis et à mon fils Buzz. Peut-être un jour lirez-vous ces lignes. Comme j’avais beaucoup de temps à moi, j’ai commencé ce Journal avant d’arriver à No-Name. Si les gradés savaient que je prends des notes, ça barderait pour mon matricule. Cette opération est encore plus secrète que le Projet Manhattan. Comme les barbouzes ne cessent de me le répéter, je ne suis qu’un imbécile de jockey du ciel censé suivre les ordres sans poser de questions.

Parfois j’ai l’impression d’être prisonnier. On me surveille de près et les autres types de l’équipe aussi. Donc, je suppose que ce Journal est pour moi un moyen de crier : Je suis un être humain ! Ils nous nourrissent bien, Phyllis, je sais que tu t’inquiètes de la façon dont je mange. De la viande et du poisson frais en abondance. La hutte Quonset n’est pas faite pour les grands froids. La neige glisse du toit, mais le métal est un piètre isolant. Nous laissons le fourneau à bois brûler nuit et jour. Nous serions mieux dans un igloo. L’avion, lui, est installé comme un roi dans sa planque. Je ne devrais pas me plaindre puisque j’ai la chance de piloter ce bébé ! Je n’arrive pas à concevoir qu’un engin aussi gros puisse se manœuvrer comme un chasseur. C’est vraiment l’avion du futur.” »

Austin interrompit sa lecture. « Il continue en disant qu’il a le mal du pays et qu’il sera heureux de rentrer.

— Dommage que Martin n’ait pas pu profiter de ce futur. Il se sentait prisonnier, mais n’imaginait pas qu’il était aussi condamné à mort.

— Martin n’est ni le premier ni le dernier patriote sacrifié à la bonne cause ou à ce que les grands de ce monde estiment être la bonne cause. Malheureusement, il n’aura jamais la satisfaction de savoir que, grâce à son petit journal, nous trouverons le chemin de son No-name.

— C’est encore plus abscons que ce code qu’ils utilisaient durant la guerre : “Quelque part dans le Pacifique”.

— C’est ce que je pensais moi aussi, jusqu’à ce que je me rappelle une histoire qu’on m’a racontée voilà des années. Il paraît qu’un officier de la Bristish Navy croisant sur les côtes de l’Alaska, dans les années 1850, a aperçu une terre ne figurant pas sur sa carte. Il écrivit donc » ? Name ». Le dessinateur de l’Amirauté qui recopia la carte prit le point d’interrogation pour un C et le a de Name pour un o. No Name est devenu Cape Nome puis Nome. Maintenant, écoute ça : « Partis de Seattle. Voyage sans encombre. L’avion se manœuvre comme dans un rêve. Avons atterri 30 minutes après No-name. »

— Quelle était la vitesse de croisière de l’aile ? » demanda Zavala.

— Entre sept cents et huit cents kilomètres-heure.

— Ce qui nous fait trois cents à quatre cents kilomètres après Nome.

— Tes calculs recoupent les miens. Et voilà où ça commence à devenir intéressant : » Quand j’ai enfin aperçu l’endroit où on nous emmenait, j’ai dit aux gars que, vu de là-haut, ça ressemblait au nez de Doug. «

— Au nez de dogue ?

— Non, il s’agit du prénom Doug !

— Il n’y a guère que quelques millions de types qui s’appellent Doug. Ça réduit les recherches », fit Zavala d’un air las.

— Ouais, je sais, j’ai eu la même réaction que toi avant de lire la suite. » Tout ce qu’il lui manque pour ressembler au vieil Eagle Beak, c’est une pipe en bois.  «

— Douglas Mac Arthur. Qui pourrait oublier ce profil ?

— Sûrement pas quelqu’un qui vient de participer à la Seconde Guerre mondiale. En plus, Nome n’est qu’à 250 kilomètres de la Russie. J’ai pensé que ça valait le coup de demander quelques clichés satellite. Pendant que tu traversais le continent, j’examinais ces photos à la loupe. »

Il tendit les prises de vues à Zavala qui les observa quelques minutes avant de secouer la tête, dubitatif. « Je ne vois rien qui ressemble à un bec d’aigle.

— Je ne l’ai pas trouvé non plus. Je t’avais bien dit que ce ne serait pas facile. »

Ils étaient encore penchés sur les clichés et la carte lorsque le pilote de la NUMA annonça que l’avion amorçait sa descente vers l’aéroport de Nome. Ils rassemblèrent leur équipement dans deux sacs et se tinrent prêts. L’appareil freina sur le tarmac d’un aéroport petit, mais moderne. Un taxi les conduisit en ville en empruntant l’une des trois routes bitumées à deux voies de la région. Malgré le soleil luisant, le paysage leur sembla terriblement monotone. Bien qu’on aperçoive au loin les Kigluaik Mountains, la toundra n’en restait pas moins ce qu’elle était, une étendue plate et sans arbres. Le taxi les conduisit sur Front Street, longea les eaux gris-bleu de la mer de Béring, dépassa l’hôtel de ville « début de siècle », terminus de la course de chiens de traîneau Iditarod, et les déposa sur le port de commerce et de pêche où l’hydravion qu’ils avaient loué les attendait, le réservoir plein.

Zavala fut tout heureux de prendre possession de l’engin, un Maule M-7 monomoteur capable de décoller et d’atterrir sur une distance réduite. Pendant que Jœ effectuait les dernières vérifications nécessaires, Austin alla chercher quelques sandwiches et du café chez Fat Freddie’s. Leurs bagages légers contenaient essentiellement des vêtements. Austin avait quand même emporté son fidèle revolver Bowen, et Zavala, lui, s’était muni d’un pistolet mitrailleur Ingram tirant des centaines de coups à la minute. Quand Austin lui avait demandé à quoi lui servirait une telle puissance de feu, dans les plaines désolées du Nord, Zavala avait marmonné quelque chose au sujet des grizzlis.

Zavala mit le cap au nord-est, en suivant la côte. Le Maule volait à faible altitude sans dépasser les trois cents kilomètres-heure. Le temps était nuageux, mais il ne pleuvait pas, bien que la région de Nome soit réputée humide. Ils tombèrent bientôt dans une sorte de routine. Austin désignait une zone qui lui semblait intéressante et Zavala la survola en cercle à deux reprises. Au fur et à mesure qu’ils les couvraient, Austin ombrait les différents secteurs au crayon sur sa carte. L’excitation qu’ils avaient ressentie au début de leur quête se dissipa rapidement. L’avion avalait en bourdonnant les kilomètres de côte déchiquetée. Ça et là, des rivières en lacet et des étangs peu profonds, créés par la fonte des neiges, venaient briser la monotonie du paysage.

Pour les divertir, Austin récitait des poèmes de Robert Service que Zavala traduisait en espagnol. Mais « The shooting of Dan McGrew » lui-même ne parvint pas à leur faire oublier leur ennui. La bonne humeur coutumière de Zavala commençait à s’estomper. « On a vu des becs de perroquet, des becs de pigeon et même un bec de tortue, mais de bec d’aigle nenni », grommela-t-il.

Austin passa en revue les parties ombrées sur sa carte, il leur restait une grande partie de la côte à inspecter. « Nous avons encore du pain sur la planche. J’aimerais continuer. Comment te sens-tu ?

— Bien, mais l’avion, lui, va bientôt avoir besoin de carburant.

— Nous venons de dépasser une sorte de village de pêcheurs. Si nous nous accordions une petite pause-déjeuner pendant que nous faisons le plein de la vieille Betsy ? »

Pour toute réponse, Zavala fit demi-tour, ils retrouvèrent la rivière qu’ils avaient survolée quelques minutes plus tôt et la suivirent pendant dix minutes environ jusqu’à ce qu’ils aperçoivent un groupe de cabanes en préfabriqué. Deux hydravions étaient amarrés à la rive. Zavala repéra une ligne droite sur la rivière et décida de s’y poser. L’appareil perdit de l’altitude jusqu’à frôler la surface de l’eau. Après avoir effectué un amerrissage proche de la perfection, Zavala gara le Maule près d’une jetée rongée par les intempéries. Les voyant arriver, un jeune homme trapu au visage lunaire leur lança un filin. « Bienvenue à Tinook Village, 170 habitants, tous parents ou presque », dit-il en leur adressant un sourire aussi radieux qu’un rayon de soleil sur de la neige fraîche. « Je suis Mike Tinook. »

Tinook ne semblait pas surpris de voir deux étrangers tomber du ciel dans ce village perdu. En Alaska, les distances sont tellement vastes que les gens n’hésitent pas à parcourir des centaines de miles rien que pour prendre un petit déjeuner. En dehors d’Anchorage, les contacts humains sont tellement rares que la plupart des Alaskéens, à peine se sont-ils présentés, commencent déjà à vous raconter leur vie. Ainsi, Mike leur parla de son enfance au village, de son séjour à Anchorage où il avait travaillé comme mécanicien aéronautique et de son retour définitif au pays.

Austin lui expliqua qu’ils appartenaient à l’Agence nationale marine et sous-marine. « Vous ne ressemblez pas à des fonctionnaires, dit Tinook d’un air entendu. Trop propres pour être des prospecteurs ou des chasseurs et trop sûrs de vous pour être des touristes. Il y a quelques années, une équipe de la NUMA a été parachutée par ici. Ils faisaient des recherches dans la mer de Chukchi. Et vous, qu’est-ce qui vous amène au Pays du Soleil de Minuit ?

— Nous effectuons une sorte de repérage géologique, mais je dois avouer que nous n’avons pas eu beaucoup de chance jusqu’ici, avoua Austin. Nous recherchons un bout de terre qui s’avance dans l’eau. Un truc qui ressemble à un bec d’aigle. »

Tinook secoua la tête pour exprimer son ignorance. « C’est mon avion, là-bas. Quand je ne pêche pas ou ne garde pas le troupeau de rennes, j’aime bien voler. Mais ce que vous dites ne m’évoque rien. Venez donc au magasin. Nous regarderons sur une carte. »

Ils escaladèrent quelques marches branlantes pour accéder au bâtiment en contreplaqué. C’était le genre de boutique qu’on trouve partout en Alaska, tenant à la fois de l’épicerie, de la pharmacie, de la quincaillerie, du bazar et du magasin d’articles de chasse. Tous les clients y trouvaient leur bonheur, qu’ils soient à la recherche d’insectifuge, de nourriture en conserve, de pièces de rechange pour les engins d’expédition polaire ou de cassettes vidéo.

Tinook examina une carte murale de la région. « Que dalle. Rien qui ressemble un tant soit peu à un bec d’aigle. » Il se gratta la tête. « Vous devriez peut-être aller voir Clarence.

— Clarence ?

— Ouais, mon grand-père. Il se balade pas mal dans le secteur et il aime bien voir de nouvelles têtes. »

Austin leva les yeux vers le ciel. Pressé de repartir, il réfléchissait à une manière diplomatique de prendre congé, quand il remarqua un fusil accroché au mur derrière le comptoir et s’avança pour y jeter un coup d’œil. Il s’agissait d’un Carbine M1, le fusil équipant les fantassins américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Il avait déjà vu des M1, mais celui-ci était flambant neuf. « C’est votre arme ? » demanda-t-il à Tinook.

— Mon grand-père me l’a donnée, mais, pour chasser, j’utilise mon propre fusil. Ce truc a une sacrée histoire derrière lui. Vous êtes sûrs de ne pas vouloir parler à Clarence ? Cela pourrait vous être utile. »

Zavala remarqua qu’Austin s’intéressait de nouveau à la conversation. « En fait, j’aimerais bien me dégourdir un peu les jambes. De toute façon, nous ne risquons pas d’être surpris par la nuit. »

La remarque de Jœ relevait du bon sens. Le soleil luisait plus de vingt-deux heures par jour et même durant les deux heures de « nuit », l’obscurité n’était jamais totale.

Mike les escorta le long d’une rue boueuse. Ils dépassèrent d’autres cabanes, des bandes de gamins aux visages lunaires, des huskies endormis, et des casiers emplis de saumons pourpres séchant au soleil. L’homme se dirigea vers la porte d’une cabane plus petite que les autres et frappa. Une voix à l’intérieur leur dit d’entrer. Ils franchirent le seuil d’une maison composée d’une seule pièce où l’odeur de la fumée de bois se mêlait à celles de cuisine. Quelque chose comme de la viande cuisait sur un fourneau de camping. L’endroit était chichement meublé d’un lit-placard poussé dans un coin et d’une table couverte d’une toile cirée rouge et blanche à carreaux. Assis à la table, un vieillard d’âge glaciaire peignait avec application une statuette d’environ vingt centimètres de haut, représentant un ours polaire. Non loin de là, s’alignaient des loups et des aigles pareillement décorés. « Grand-père, ces messieurs aimeraient que tu leur racontes l’histoire de ton fusil. »

Au milieu de son visage sillonné de milliers de rides, ses yeux bridés aux prunelles sombres pétillaient d’intelligence et de bonne humeur. Clarence portait des lunettes à la monture foncée et sa tignasse argentée était nettement séparée par une raie sur le côté. Le sourire qui s’épanouit sur sa bouche parut se communiquer à toute sa mâchoire, il devait avoir dans les quatre-vingts ans, mais sa poignée de main était terriblement vigoureuse. En fait, il semblait encore capable de terrasser un lion. Sa voix, contrairement à son imposante silhouette, était aussi douce que le murmure de la neige balayée par le vent.

Son petit-fils ajouta :  « Il faut que je retourne au magasin. Je ferai en sorte que votre avion soit ravitaillé en carburant au moment où vous reviendrez.

— Je fabrique ces petites choses pour les boutiques de souvenirs d’Anchorage », dit Clarence, en laissant de côté l’ours polaire et la peinture. « Content que vous passiez dans le coin. Vous arrivez à point nommé pour le déjeuner. » Il désigna deux chaises bancales et, sans écouter les protestations de ses visiteurs, remplit de ragoût des bols de porcelaine ébréchés, ornés de motifs représentant des saules pleureurs. Il en avala une bonne cuillerée comme pour leur démontrer que sa cuisine était comestible. « Comment trouvez-vous ça ? »

Non sans hésitation, Austin et Zavala goûtèrent le ragoût et déclarèrent qu’il était très bon.

Le vieil homme rayonnait de plaisir. « Cest du caribou ? » demanda Zavala.

Clarence tendit la main vers une poubelle dont il sortit une boîte de ragoût de bœuf Dinty Moore. « Mike est un brave garçon », dit-il. « Sa femme et lui m’achètent des trucs qui m’évitent de faire la cuisine. Ils s’inquiètent pour moi parce que je suis seul depuis la mort de ma femme. J’aime les visites, mais je ne veux pas vous ennuyer. »

Austin regarda autour de lui. Les murs étaient ornés de harpons primitifs et de pièces d’artisanat esquimo. Formant un étonnant contraste avec le redoutable masque de morse suspendu près d’elle, on voyait une reproduction d’un tableau de Norman Rockwell montrant un garçon assis dans un fauteuil de dentiste. Il y avait aussi des photos de famille, dont plusieurs représentaient une femme belle et vigoureuse. Sans doute l’épouse du vieil homme. Mais l’objet le plus surprenant, dans ce contexte, n’était autre qu’un ordinateur posé dans un coin. « C’est sensationnel. Le satellite permet aux enfants de savoir ce qui se passe dans le reste du monde. Et sur cette machine, je peux discuter avec qui je veux, si bien que je ne suis jamais seul. »

Austin déduisit de ce discours que grand-père Tinook n’était pas un vieux radoteur aigri. Il regrettait d’avoir tant hésité à le rencontrer. « Si cela ne vous dérange pas, nous aimerions beaucoup entendre votre histoire », dit-il.

Grand-père Tinook expédia bruyamment les dernières miettes de son ragoût, posa les bols dans l’évier et se rassit, il plissa les yeux comme si la mémoire lui faisait défaut, mais quand il se mit à parler, il le fit aussi clairement que s’il venait de relire ses notes. « Un jour, il y a bien longtemps de cela, j’étais parti chasser. On avait du bon poisson, des truites, des saumons, et aussi des renards qu’on attrapait avec des pièges, sans parler des troupeaux de caribous. Je ne revenais jamais bredouille. Je possédais une petite barque en aluminium et un bon moteur. Ça m’était bien utile. Parfois j’étais trop loin de chez moi pour rentrer après une journée de chasse. C’est comme cela que j’ai pris l’habitude de passer la nuit sur l’ancien terrain d’aviation. »

Austin jeta un coup d’œil à Zavala. L’Alaska est parsemée de terrains qui n’avaient d’aviation que le nom. « Où se trouvait ce terrain ? » demanda-t-il.

— Vers le nord. Il datait de la Grande Guerre et servait d’escale aux avions que le pays livrait à la Russie. On y trouvait aussi des dirigeables pour la surveillance des sous-marins, il n’en restait pas beaucoup. Il y avait une hutte où je pouvais faire du feu, me réchauffer et me sécher. J’entreposais du gibier et je le fumais en attendant l’heure de rentrer à la maison.

— Cela remonte à quand ?

— Oh, ça fait bien cinquante ans. Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Pourtant, je me souviens du jour où ils m’ont dit de ne plus revenir.

— Ils ? »

Le vieil homme hocha la tête. « Pendant des mois, je n’ai vu personne. Puis, une fois, voilà que deux hommes blancs arrivent en avion. J’étais en train de préparer une truite. Ces deux-là n’avaient pas l’air commode, ils me sortent leurs badges, disent qu’ils travaillent pour le gouvernement et qu’ils veulent savoir ce que je fabrique ici. Je leur donne du poisson, alors ils s’adoucissent et disent qu’il va y avoir un grand secret à la base et que je ne peux plus y aller. Mais ils veulent bien acheter la viande et le poisson frais que je leur apporterai. L’un d’eux m’a donné le fusil que vous avez vu pour que je puisse tuer du gibier. Je leur ai vendu des quantités de gibier et de poisson, mais jamais à la base. On se rencontrait à mi-chemin.

— Vous avez vu des avions ?

— Bien sûr, il en passait des tas dans un sens et dans l’autre. Un jour que je chassais, j’en ai entendu un qui faisait autant de raffut que des centaines de torrents. Gros comme ce village tout entier et d’une forme complètement dingue.

— Quel genre de forme ? »

Il s’avança vers le mur et décrocha un harpon. Touchant la pointe de métal acérée du bout de son doigt, il dit :  « Quelque chose comme ça. »

Le regard d’Austin se durcit. « Pendant combien de temps avez-vous chassé pour ces hommes ?

— Quelque chose comme six mois, je pense. Un jour, ils se sont pointés et m’ont dit qu’ils n’avaient plus besoin de mes services. Que je devais rester à l’écart du terrain d’aviation. Ils ne voulaient pas que je marche sur une mine. Ils ont ajouté que je pouvais garder le fusil. Après, ils sont partis dare-dare. »

Zavala intervint :  « Nous cherchions un vieux terrain d’aviation soi-disant construit sur une terre en forme de bec d’aigle, mais nous ne l’avons pas trouvé.

— Oh, je m’en doute bien, cet endroit était comme ça autrefois. Mais avec la glace et le vent, il a changé. L’été, les rivières débordent et inondent tout. La terre n’a pas le même aspect qu’à l’époque. Vous avez une carte ? »

Kurt sortit la carte de sa veste et la déplia.

Le gros doigt de grand-père Tinook se posa sur un secteur ombré au crayon. « C’est juste là », précisa-t-il. « Nous avons dû survoler cette région », supposa Zavala. « Dites-moi, fit Austin, ces hommes vous ont-ils donné leurs noms ?

— Bien sûr, ils ont dit qu’ils s’appelaient Riri et Fifi. »

Zavala gloussa :  « Je suppose que Loulou était occupé ailleurs. »

Le vieillard haussa les épaules. « J’ai lu Donald le Canard quand je travaillais sur des bateaux de commerce à Anchorage. Ils s’imaginaient que j’avais passé ma vie à bouffer du lard de baleine. Je ne les ai pas détrompés.

— Vous avez probablement bien fait.

— Comme je disais, c’étaient des hommes pas commodes, et pourtant nous sommes devenus de très bons amis. Après la guerre, je suis retourné sur l’ancienne base. Je suppose qu’ils m’avaient parlé des mines juste pour me faire peur et m’empêcher d’approcher. J’avais l’impression qu’il y avait quelque chose de pourri là-bas. » Il s’interrompit et prit un air pensif. « Vous pouvez peut-être me le dire. Je n’ai jamais cessé de me poser la question. Quel était ce grand secret ? Nous ne combattions pas les Japonais. La guerre était terminée.

— Certains hommes ne peuvent vivre sans faire la guerre, répondit Austin. Quand ils n’en ont pas, ils en trouvent une.

— Ça me semble dingue, mais je ne sais quoi en penser. Bon, c’était il y a des années de cela. Qu’est-ce que vous allez chercher dans ce coin, les gars ? »

Austin ne trouva rien à répondre. Une fois n’était pas coutume. Il aurait pu dire qu’il était primordial de découvrir une étrange substance appelée anasazium avant que Gogstad mette la main dessus et joue un tour de cochon à la planète. Mais son hésitation avait en fait des causes plus profondes. L’histoire du père de Buzz Martin l’obsédait, elle offensait son sens de la justice.

Aussi se contenta-t-il de dire :  « Il était une fois un petit garçon qui assistait aux funérailles de son père, alors que son père n’était pas mort. »

Le vieillard hocha la tête d’un air solennel comme s’il avait parfaitement compris.

Austin se reprit aussitôt. Il ne pensait plus qu’à la mission qui l’attendait. « Merci beaucoup de nous avoir conté votre histoire, dit Kurt en se levant. Et pour le déjeuner, aussi.

— Attendez », s’écria Clarence. Il regarda attentivement les statuettes de bois qu’il venait de sculpter, en prit deux et les tendit à chacun de ses invités. « Prenez-les. L’ours pour la force et le loup pour la ruse. »

Austin et Zavala remercièrent le vieil homme de sa générosité. « Ça me rassure de vous donner un peu de chance après ce que je vous ai dit J’ai l’impression que si vous vous rendez sur cette vieille base, vous en aurez besoin. »

30

La premiere fois qu’ils l’avaient survolé,  le  reflet aveuglant du soleil sur les flots les avait empêchés de remarquer le Bec d’Aigle. N’apparaissait qu’une fine bande de toundra, comme un croissant, à l’intérieur d’une plaine côtière inondée, au fond d’une baie en forme de poire. Zavala fit obliquer l’avion afin que la ligne sombre du profil du général Mac Arthur se dessine sous la surface translucide de l’eau. Austin leva les pouces. C’est bien cela. Puis les pointa vers le bas. Atterris.

L’avion descendit à quelque soixante mètres et survola la langue de terre incurvée mesurant quinze cents mètres de long sur sept cents de large. Un marais d’eau bourbeuse en rongeait les rives, déformant leur tracé originel. À cela, s’étaient ajoutés les ravages du vent et de la glace. « Essaie de te rapprocher de ces moraines », dit Austin en montrant les monticules peu élevés, sculptés par les glaciers qui commençaient là où la péninsule rejoignait la terre ferme.

Zavala toucha la visière de sa casquette de la NUMA. « Pas d’angoisse. Ce bébé est capable de se poser sur une tête d’épingle. Attends-toi à un atterrissage exemplaire. »

Austin avait toute confiance dans les talents de pilote de son partenaire. Zavala comptait des centaines d’heures de vol à son actif et avait piloté toutes sortes d’aéronefs. Pourtant, Austin avait parfois l’impression qu’il se comportait comme le chien Snoopy prenant sa niche pour un Sopwith Camel de la Première Guerre mondiale, il évacua cette pensée de son esprit. De nouveau, Zavala décrivit un cercle au-dessus de la langue de terre, descendit en vol plané et réduisit sa vitesse jusqu’à ce que les flotteurs de l’avion effleurent l’eau peu profonde.

L’appareil s’apprêtait à se poser en douceur quand ils entendirent un choc sourd et puissant sous leurs pieds, suivi par un bruit douloureux de métal qui se déchire. L’avion se mit à tourner comme un manège de chevaux de bois. Les deux hommes furent projetés contre leurs ceintures de sécurité telles des poupées de chiffon. L’avion finit par retrouver un équilibre précaire. Pris de court, Zavala parvint malgré tout à couper le moteur.

Tandis que le tournoiement de l’hélice ralentissait, Austin se toucha la tête pour s’assurer qu’elle était encore bien posée sur ses épaules. « Si c’est ça un atterrissage exemplaire, je préfère ne jamais assister à un atterrissage raté. Et cette fameuse tête d’épingle, alors ? »

Zavala rajusta sa casquette de base-ball et remonta sur son nez ses lunettes de soleil à verres réfléchissants. « Désolé », dit-il avec une humilité dont il n’était guère coutumier. « Ils doivent fabriquer des épingles plus grosses qu’autrefois. »

Austin hocha la tête et proposa d’aller inspecter les avaries. Ils sortirent, grimpèrent sur les flotteurs et c’est là qu’ils eurent droit au comité d’accueil. Assaillis par un nuage de moustiques aussi gros que des condors et assoiffés de sang humain, ils furent contraints de se retrancher dans le cockpit. Après s’être copieusement aspergés de répulsif pour insectes, ils se hasardèrent à remettre le nez dehors. Quand ils émergèrent de l’avion, ils s’enfoncèrent dans soixante centimètres d’eau. S’approchant du flotteur de droite, ils en examinèrent le métal tordu. « Il va falloir qu’on trouve quelque chose à raconter à l’agence de location, mais on pourra quand même redécoller », fit Zavala. Il parcourut en pataugeant les quelques dizaines de mètres sur lesquels leur avion avait atterri. Quelques instants plus tard, il se pencha et dit : « Hé, regarde un peu ici. »

Austin s’avança vers un piquet métallique recouvert de quelques centimètres d’eau. Tout en haut du piquet, le métal endommagé était plus brillant ; des fils électriques en sortaient. « Félicitations, dit Austin. Je pense que tu as trouvé une balise d’atterrissage.

— Le flair infaillible de Zavala », déclara Jœ comme s’il avait heurté à dessein la balise d’atterrissage, il se mit à chercher tout autour et, quelques minutes plus tard, tomba sur une autre balise. La lentille et la douille de cette dernière étaient encore intactes.

Austin inspecta les alentours pour tenter de se repérer. On comprenait aisément pourquoi cette région reculée avait été choisie pour abriter un terrain d’atterrissage secret. Le terrain aussi plat que le pont d’un porte-avions avait nécessité peu d’aménagements. Il tourna son regard vers les collines. Le soleil éclaboussait une dentelle de ruisseaux se déversant dans le lac qui recouvrait la langue de terre.

Ils déchargèrent l’avion, jetèrent leurs sacs sur leurs épaules et marchèrent péniblement dans l’eau vers les collines distantes de moins de quatre cents mètres. Leurs bottes gardaient leurs pieds au sec, mais l’eau s’infiltrait dans leurs pantalons de Gore-Tex. Fort heureusement, la température avoisinait les dix degrés centigrades. De moins en moins profonde, l’eau se transforma bientôt en un marais spongieux, puis ils s’enfoncèrent dans le permafrost qui craquait sous leur poids. Devant eux, telles des taches colorées, s’étalaient renoncules, crocus sauvages et coquelicots. Ils tombèrent sur d’autres feux d’atterrissage, tous alignés en direction des collines. À un moment, ils s’arrêtèrent et observèrent un grand vol d’eiders ressemblant à une traînée de fumée sombre. Le silence surnaturel qui enveloppait ces lieux était tel qu’ils avaient l’impression de se trouver sur une autre planète.

Poursuivant leur randonnée, ils parvinrent au pied d’un monticule qui s’élevait abruptement du sol. La colline allongée et arrondie au sommet ressemblait vaguement à une miche de pain. À travers l’épaisse végétation qui la recouvrait presque entièrement, on apercevait des blocs de rochers noirs parsemés de lichens et de mousse. La butte se dressait là, solitaire, séparée des autres collines par plusieurs centaines de mètres. Austin trouvait cela étrange, il fit part de son étonnement à Zavala.

« Tu as remarqué comme la terre est plate autour de cette éminence ?

— Si j’étais géologue, je serais peut-être capable de t’expliquer pourquoi.

— Ce qui m’intrigue le plus ce sont ces feux d’atterrissage, ils mènent tout droit à cette colline. »

Pendant un instant, il en examina une partie exposée, recula son visage et fit courir ses doigts sur la surface brillante. Avec la lame de son couteau suisse, il gratta le rocher dont il détacha un morceau de la taille de sa paume qu’il observa attentivement. Puis dans un grand sourire, il le tendit à Zavala. « De la peinture », fit Zavala avec étonnement, en tâtant la surface dénudée par le couteau d’Austin. « De la tôle et des boulons. On s’est donné beaucoup de mal pour cacher ce truc. »

Austin recula de quelques pas et leva les yeux vers le sommet de la butte. « Clarence Tinook a parlé d’une ancienne base de dirigeables. Il y a peut-être un hangar à dirigeables là-dessous.

— C’est tout à fait sensé et, en plus, cela confirmerait notre théorie selon laquelle ils utilisaient une base existante. La question suivante est : comment y accéder ?

— Essaie de dire “sésame ouvre-toi” et croise les doigts. »

Zavala s’éloigna de quelques pas et murmura la fameuse phrase tirée d’Ali Baba et les quarante voleurs. Comme rien ne se passait, il fit un autre essai, cette fois en espagnol, sans obtenir davantage de résultats. « Connais-tu d’autres formules magiques ? » demanda-t-il à Austin.

— Tu viens d’épuiser tout mon répertoire », dit Kurt en haussant les épaules.

Ils passèrent derrière le hangar. Surgissant du permafrost, on voyait apparaître les fondations de plusieurs petits bâtiments, peut-être d’anciennes huttes Quonset. Dans une décharge, s’entassaient des boîtes de conserve rouillées et du verre brisé. Mais ils cherchèrent en vain une entrée sur le monticule.

Ce fut Zavala qui tomba, au sens propre, sur l’entrée en question.

Austin marchait quelques pas devant son partenaire quand il entendit un cri et se retourna vivement. Jœ avait disparu, comme avalé par la terre. Venant corroborer cette impression, l’écho fantomatique de sa voix surgit des entrailles de la terre. Il jurait dans la langue de ses ancêtres. C’était à vous donner le frisson. Revenant prudemment sur ses pas, Austin découvrit Zavala au fond d’un trou recouvert par la végétation. Austin était passé à côté sans le voir. « Tu vas bien ? » lança Austin.

Il y eut encore quelques invectives assourdies, puis : « Ouais, les branches qui recouvraient ce foutu trou ont amorti ma chute. Descends donc, il y a des marches. »

Austin rejoignit Zavala au fond du puits profond de deux mètres cinquante environ. Jœ se tenait devant une porte entrouverte faite d’un acier lourd riveté. « Laisse-moi deviner, grogna Austin. Le flair infaillible de Zavala.

— Quoi d’autre ? » dit Zavala.

Austin sortit de son sac une lampe halogène, petite, mais puissante. D’un petit coup d’épaule, il poussa la porte qui s’ouvrit bruyamment et franchit le seuil, Zavala sur les talons. Ils reçurent en plein visage une bouffée d’air froid et fétide, comme s’ils se tenaient devant le climatiseur d’un mausolée. Le faisceau de lumière éclaira un corridor dont les murs et le plafond en béton, loin d’isoler l’endroit du permafrost, semblaient au contraire intensifier le froid. Remontant le col de leurs vestes, ils s’engagèrent dans le corridor.

Plusieurs portes ouvraient sur le couloir principal du bunker souterrain. Austin promena sa torche dans chacune des pièces. L’une d’entre elles devait être un dortoir puisqu’elle contenait des cadres de lit rouillés et des matelas tombant en poussière. Plus loin, se trouvaient une cuisine et un garde-manger. La dernière pièce était la salle des communications. « Ils sont partis en quatrième vitesse », fit remarquer Zavala. On aurait dit que les tubes à vide et les armoires radios avaient été détruits à coups de marteau.

Ils continuèrent leur inspection. Plus loin, dans le sol du couloir, s’ouvrait un large trou rectangulaire. Le grillage de métal qui le recouvrait était presque entièrement rongé par la rouille. Austin pointa sa torche vers le fond du puits. « Un système de ventilation ou de chauffage, sans doute.

— J’étais en train de penser à ce que Clarence Tinook disait au sujet des mines », dit Zavala.

— Espérons qu’il s’agisse d’une fable destinée à éloigner les chasseurs et les pêcheurs », dit Austin. « Il a peut-être dit mimes, et pas mines.

— C’est pas plus rassurant », répondit Zavala.

Le corridor se terminait par quelques marches conduisant à une autre porte d’acier. Ils se dirent qu’ils étaient arrivés sous le hangar. Cette histoire de mines était peut-être une fable, mais Austin n’était pas entièrement rassuré quand il ouvrit la porte et la franchit après avoir respiré profondément. Il sentit aussitôt un changement dans l’atmosphère. Le froid était moins mordant et l’odeur moins nauséabonde que dans le bunker en béton. Recouvrant les relents de moisi, il renifla des émanations de gasoil, d’essence et de métal chauffé.

Sur le mur à la droite de la porte, il repéra un interrupteur. Un écriteau indiquait en lettres peintes : « Générateur ». Austin fit signe à Zavala d’actionner l’interrupteur. Au début, rien ne se passa. Puis on entendit un déclic et une série de crépitements semblables aux hoquets produits par un vieux moteur qu’on allume. Très haut au-dessus d’eux, des lumières se mirent à briller faiblement avant de se décider à éclairer franchement les plafonds voûtés d’une vaste cave artificielle. Zavala. resta sans voix. Au centre du hangar, se dressait un monstre aux ailes noires, pareil à ces anges vengeurs tout droit sortis des légendes nordiques.

Il s’avança vers l’arrière de l’engin en forme de cimeterre, tendit timidement la main pour toucher l’un des empennages verticaux qui descendaient de la queue du fuselage. « Superbe », murmura-t-il comme s’il parlait d’une jolie femme. « J’ai lu des choses au sujet de cet avion, j’ai vu des photos, mais je ne l’aurais jamais cru si magnifique. »

Austin s’approcha de lui et considéra l’immense surface d’aluminium moulé. « Soit nous sommes tombés sur le repaire de Barman soit nous venons de trouver l’aile volante fantôme depuis longtemps disparue », dit-il.

Zavala passa sous le fuselage. « J’ai lu quelque part que ces empennages ont été rajoutés pour renforcer la stabilité, quand ils sont passés des hélices aux réacteurs, il mesure plus de cinquante mètres d’un bout d’une aile à l’autre.

— Soit la moitié de la longueur d’un terrain de football », précisa Austin.

Zavala hocha la tête. « C’est l’avion le plus grand de son époque bien qu’il ne fasse que quinze mètres du nez à la queue. Vise un peu ces réacteurs. Sur le modèle original, tous les huit étaient enfermés à l’intérieur du fuselage. Ensuite, ils ont suspendu ces deux-là sous l’aile afin de libérer de l’espace pour le réservoir. Cela correspond à ce que tu disais au sujet des modifications destinées à accroître son autonomie. »

Ils contournèrent l’engin pour se placer devant le nez. Vues sous cet angle, ses lignes aérodynamiques étaient encore plus impressionnantes. Malgré ses deux mille tonnes, l’avion semblait à peine peser sur son train d’atterrissage tripode. « Jack Northrop a vraiment fait fort quand il a conçu cette belle dame », répondit Austin.

— Je te crois. Regarde cette silhouette élancée, il n’y a presque aucune surface détectable par radar. Ils l’ont même peint en noir comme les avions furtifs. Voyons l’intérieur », dit Zavala, impatient.

Ils empruntèrent une échelle sortant d’une trappe aménagée dans l’appareil et progressèrent le long d’une courte rampe. Comme le reste de l’avion, le pont de vol n’avait rien d’ordinaire. Zavala s’assit dans le siège tournant du pilote et, grâce à une commande manuelle, le haussa d’un mètre vingt jusqu’au bulbe de Plexiglas. Ils regardèrent étonnés le tableau de bord qui se trouvait à la gauche de la ligne centrale de l’aile. Les commutateurs et les instruments conventionnels étaient situés entre le pilote et le copilote dont le fauteuil se trouvait à un niveau inférieur. Les manettes des gaz, suspendues au-dessus de leurs têtes, ressemblaient à celles des hydravions de la Navy comme le Catalina. « Visibilité fantastique, dit Zavala. On dirait un véritable avion de combat. »

Austin s’était installé sur la droite, dans le siège du copilote. Les hublots placés sur la tranche avant de l’aile lui permettaient de voir ce qui se passait à l’extérieur. Tandis que Zavala caressait amoureusement les manettes, Austin partit explorer le reste de l’avion. Devant le siège de l’ingénieur de vol, situé trois mètres environ derrière celui du copilote, s’étalait une série de jauges impressionnante. Il aurait été incapable de s’y retrouver. Austin se dit que les choses étaient mal disposées, mais fut surpris par la hauteur du plafond, le petit dortoir et la cuisine. Toutes ces commodités indiquaient que l’avion était conçu pour de longues missions. Il essaya le fauteuil du bombardier et se tourna vers le hublot, en tentant de s’imaginer survolant le désert de Sibérie. Puis il se mit à quatre pattes pour visiter les soutes des bombes. Quand Austin regagna le cockpit, Zavala était toujours à la place du pilote, les mains sur les commandes. « Tu as trouvé quelque chose là-bas derrière ?  demanda-t-il à Austin.

— Justement non », dit Austin. « Les emplacements des bombes sont vides.

— Pas d’obus ?

— Pas même une bombe à eau. » Il adressa un sourire à Zavala. « Alors, on est tombé amoureux fou de la vieille dame, pas vrai ? »

Zavala prit un air lascif. « Un véritable coup de foudre. Les vieilles dames m’ont toujours attiré. Je vais te montrer quelque chose. Cette petite chérie est loin d’être morte. » Ses doigts jouèrent sur le tableau de bord. Les cadrans et les jauges s’éclairèrent d’une lumière rouge. « Ses réservoirs sont pleins. Elle est prête à partir », dit Austin d’un ton incrédule.

Zavala hocha la tête. « Elle est sûrement branchée sur le générateur, il n’y a aucune raison pour que ce truc ne démarre pas. Il fait froid et sec dans ce hangar et ils l’ont parfaitement entretenu jusqu’à ce qu’ils quittent les parages.

— En parlant de parages, si nous allions y jeter un coup d’œil ? »

Zavala sortit du cockpit comme à regret. Ils descendirent de l’avion et firent le tour du hangar. De toute évidence, l’espace avait été aménagé en fonction de la présence et des besoins de l’avion. Près de lui, se trouvaient des ascenseurs hydrauliques et des grues, de l’équipement d’essai, des pompes à fuel et à essence. Jœ s’arrêta ébahi devant un mur où pendaient des outils aussi propres que des instruments chirurgicaux. Austin passa la tête dans une pièce de stockage et depuis la porte regarda ce qu’il y avait à l’intérieur avant d’appeler Zavala.

Du sol au plafond, étaient empilées des douzaines de cylindres brillants, pareils à celui qu’ils avaient trouvé sur la côte de Basse-Californie. Avec maintes précautions, Austin en souleva un pour le soupeser. « Il est bien plus lourd que le conteneur vide que je garde dans mon bureau.

— Anasazium ?

— Le flair infaillible d’Austin », dit Kurt avec un sourire. « Tu dois admettre que c’est la chose que nous cherchons depuis le début.

— C’est probable. Mais à présent je sais pourquoi Martin est tombé amoureux de cet avion.

— Espérons que cette passion ne te sera pas aussi fatale qu’à lui. Pour l’instant, voyons ce qu’il est souhaitable de faire. »

Zavala passa en revue le contenu de la pièce de stockage. « Il va nous falloir quelque chose de plus gros que le Maule pour emporter ces trucs. »

Austin répliqua : « La journée a été bien remplie. Rentrons à Nome. Nous appellerons des renforts. Je ne tiens pas à ressortir par où nous sommes entrés. Voyons s’il existe une autre issue. »

De nouveau, ils passèrent devant le nez de l’aile volante. L’avion, tourné vers le côté le plus large du hangar, faisait face au terrain d’atterrissage. Ils essayèrent une porte donnant logiquement sur l’extérieur, mais elle refusa de bouger, car elle était couverte de végétation. Un grand pan de mur semblait pouvoir monter et descendre comme une porte de garage. Austin aperçut un interrupteur mural marqué « Porte ». Espérant qu’ils auraient autant de chance qu’avec le générateur, il appuya dessus d’un coup sec. Le bourdonnement d’un moteur se fit entendre, suivi de forts craquements et raclements assortis du crissement caractéristique émis par deux pièces de métal frottant l’une contre l’autre. Tournant à plein régime, les moteurs eurent raison des herbes folles qui bloquaient la porte à l’extérieur. Finalement elle s’ouvrit en vibrant puis s’arrêta brutalement. La voie était libre.

Il était près de minuit et le soleil, presque couché, répandait sur la toundra une lumière plombée. Les deux hommes sortirent puis se retournèrent. Tandis qu’ils contemplaient l’étrange avion tapi dans le hangar que le père de Buzz Martin avait surnommé sa planque, un fracas inattendu retentit derrière eux. Quand ils firent volte-face, ils virent un gros hélicoptère fondre sur eux comme un rapace.

L’engin passa au-dessus de l’hydravion, s’immobilisa puis effectua un tour complet sur lui-même. De l’avant de l’appareil jaillit un éclair. L’hydravion disparut dans un déploiement aveuglant de flammes jaunes et rouges. Des vagues de fumée noire s’élevèrent de la fournaise qui, quelques secondes plus tôt, était encore un avion. La toundra s’illumina sur des centaines de mètres. « Je crains que nous n’ayons perdu la caution de notre avion de location », dit Zavala.

S’étant acquitté de la première tâche figurant sur sa liste, l’hélicoptère pivota de façon à se positionner face au hangar. Depuis l’irruption de l’appareil, Austin et Zavala n’avaient pas bougé tant ils étaient sidérés. Puis Austin s’aperçut de leur vulnérabilité. Au moment où l’hélicoptère bondissait en avant, ils se mirent à courir vers le hangar. Des flammes blanches fusèrent des mitrailleuses placées de chaque côté de l’engin et des balles s’enfoncèrent dans l’eau et la boue, produisant de véritables geysers.

Dès qu’ils furent à l’intérieur du hangar, Austin appuya sur le commutateur pour refermer la porte. L’hélicoptère atterrit à quelques centaines de mètres d’eux. Des hommes en uniforme vert foncé en bondirent et se ruèrent vers le hangar, munis de leurs armes automatiques.

Malheureusement Zavala avait laissé sa mitraillette dans l’avion. Austin tenait en main son revolver Bowen et fit feu à deux ou trois reprises pour tenir en respect leurs assaillants. Puis la porte se referma d’un coup sec, rendant la fusillade à peine audible. « Nous ferions mieux de bloquer la porte arrière », dit Austin en se précipitant au fond du hangar, par où ils étaient entrés.

Ils remontèrent le corridor en courant en direction du puits. La serrure, rongée par la rouille, refusa de fonctionner. Espérant que leurs attaquants étaient aussi stupides que courageux, ils sortirent un matelas d’un dortoir et le traînèrent jusqu’à la bouche d’aération aménagée dans le sol, créant ainsi une trappe de fortune. Puis, très vite, ils s’en retournèrent et verrouillèrent la porte conduisant au hangar. Tout était silencieux, mais ils ne se faisaient aucune illusion. De toute évidence, leurs agresseurs ne voulaient pas endommager l’aile volante, mais avec quelques tirs de roquette bien ajustés ou des explosifs, les murs métalliques du hangar sauteraient comme le couvercle d’une boîte de sardines. « Qui sont ces types ? » dit Zavala en tentant de reprendre son souffle.

On entendit un coup violent contre la cloison du hangar, comme si quelqu’un en testait la solidité. Les yeux coraliens d’Austin balayèrent l’endroit d’un bout à l’autre. « Si je ne m’abuse, nous allons bientôt le savoir. »

31

Ils étaient pris au piege. D’abord, il y eut une explosion assourdissante dont l’écho se répercuta sur chaque centimètre carré de l’acier qui les entourait, comme si le hangar était une énorme cloche. Des éclats de métal brûlant et des herbes enflammées tombèrent en pluie de l’orifice qui s’était créé dans le haut de la façade. Un rayon de lumière entrait, mais l’épais coussin de végétation et de terre qui avait envahi les abords du lieu au cours des années avait étouffé l’explosion.

Austin leva les yeux vers la tôle déchiquetée et dit : « Ils visent haut pour ne pas détruire l’avion. Ils espèrent probablement nous faire peur.

— Et ça marche, dit Zavala. J’ai très peur, en effet. »

En fait, Zavala avait l’air de tout sauf d’un homme effrayé. Il aurait quitté depuis longtemps l’Equipe des missions spéciales s’il avait été sujet aux crises de panique. Son regard parcourut calmement l’intérieur du hangar, à la recherche d’une idée.

Les échos de l’explosion s’étaient à peine évanouis qu’un choc puissant retentit contre la porte d’acier, au fond du hangar. « Autant pour notre trappe », dit Austin.

Ils coururent jusqu’à l’arrière de l’avion, attrapèrent des caisses à outils, des bancs et des coffres de rangement, tout ce qu’ils pouvaient déplacer, et les collèrent contre la porte. Cette barricade de fortune n’arrêterait leurs assaillants que quelques minutes. Ce qui se passait à l’avant du hangar, là où le plus gros des tirs semblait concentré, les inquiétait davantage. Comme ils se précipitaient sous le fuselage, Zavala leva les yeux vers les réacteurs. Les tuyaux d’échappement noirs et béants dépassant à l’arrière de l’aile ressemblaient à des fûts de canon alignés sur les remparts d’un fort. Il saisit Austin par le bras. « Regarde, Kurt, ces gicleurs sont pointés vers le mur du fond. Si nous faisions tourner les moteurs, nous pourrions organiser un accueil des plus chaleureux aux types qui s’apprêtent à entrer par la porte de derrière. »

Sans se démonter, Austin fit quelques pas sous le ventre de l’avion, il semblait ignorer les coups insistants venant du fond du hangar. Les mains sur les hanches, il se planta devant l’appareil, là où le bord effilé de l’aile formait une pointe, et leva les yeux vers le cockpit. « Même si par bonheur nous parvenions à sortir d’ici, où irions-nous ? J’ai peut-être une meilleure idée », dit-il pensivement.

A force de travailler avec Austin, Zavala en était venu à comprendre intuitivement la manière peu orthodoxe dont fonctionnait l’esprit de son partenaire. Il saisit au vol l’idée d’Austin. « Tu plaisantes ! » s’écria-t-il.

Mais le regard d’Austin était on ne peut plus sérieux. « Tu as dit que les systèmes fonctionnaient. Si nous sommes en mesure de faire démarrer les moteurs, à quoi bon gaspiller du carburant ? Au lieu de nous amuser à dorer sur tranche une poignée de lascars, contentons-nous de leur fausser compagnie. Admets que j’ai raison », ajouta-t-il en remarquant la lueur qui venait de s’allumer dans les yeux de Zavala. « Ça te démangeait de piloter ce truc.

— C’est vrai, mais il y a pas mal d’impondérables. Les moteurs peuvent ne pas démarrer, le carburant s’est peut-être détérioré », dit Zavala. Il dressa la liste des autres inconvénients possibles, mais tandis qu’il parlait, les commissures de ses lèvres s’ourlaient d’un sourire. Il ne croyait pas une seconde aux désastres qu’il énonçait. Austin avait réveillé le désir qui sommeillait en lui d’expérimenter tous les engins volants ayant jamais existé. « Je sais que ce ne sera pas facile. Ces camions garés là-bas servaient probablement à tirer l’avion sur la piste d’envol. Nous ne disposerons pas d’un tel luxe. Il va falloir démarrer sur les chapeaux de roues.

— Je m’estimerai déjà heureux si je parviens à démarrer tout simplement. Ces réacteurs n’ont pas fonctionné depuis cinquante ans », dit Zavala.

— Contente-toi de penser à cette scène d’un film de Woody Allen, où une Volkswagen démarre au quart de tour après des siècles passés dans une cave. Ce sera du gâteau. »

Zavala lui sourit de toutes ses dents. « Il ne s’agit pas exactement d’une Volkswagen », protesta-t-il pour la forme. On voyait qu’il était impatient d’essayer. Ce n’était plus une simple question de survie, mais un défi à relever. « D’abord, il va falloir que je voie si je peux décider ce vieux coucou à bouger. Nous n’irons nulle part avec ces pneus à plat. Il faut les regonfler.

— J’ai vu des manches à air, mais nous ne disposons pas de beaucoup de temps.

— Nous commencerons par les deux roues extérieures placées sous le fuselage et celle du nez. Nous nous occuperons des roues intérieures si nous le pouvons. »

Ils détachèrent rapidement le manche à air et gonflèrent les pneus. Le vrombissement du compresseur était un peu plus lent que les battements de leurs cours. Austin s’arrêta pour écouter. Les coups avaient cessé et pourtant la porte de derrière était encore bien verrouillée. Cette trêve pouvait signifier que leurs attaquants s’apprêtaient à la faire exploser. Mais ils n’avaient pas le temps de s’en inquiéter. Une épouvantable déflagration retentit devant le hangar, dont le souffle les projeta à plat ventre sur le sol de ciment taché d’essence. Cette deuxième roquette avait agrandi le trou déjà existant. La fumée se dégageant des herbes enflammées vint stagner sous le plafond. « Nous n’avons plus le temps ! hurla Austin. Il faudra qu’on s’arrête dans une station-service pour vérifier la pression. Laisse la cale ouverte. Dès que j’entendrai tourner les moteurs, j’appuierai sur le commutateur qui commande la porte. Et pendant qu’elle s’ouvrira, je grimperai jusqu’à l’avion.

— N’oublie pas de détacher le cordon d’alimentation électrique relié à l’aile », dit Zavala tout en courant vers la cale.

La main posée sur le commutateur, Austin se posta près du mur. Il savait que leurs chances étaient minces, mais il espérait que la technologie américaine de la dernière guerre s’avérerait efficace.

Zavala se hissa péniblement sur le haut siège du pilote et regarda d’un air inquiet l’étrange tableau de bord. Son regard s’embua. Ce serait une formation accélérée. Il cligna les yeux et se détendit, tentant de se remémorer la technique de pilotage du Catalina. Il ne fallait pas se préoccuper de tous les cadrans, mais se contenter de surveiller les aiguilles indiquant les problèmes. Tous les systèmes fonctionnaient parfaitement. La console coincée entre les deux stations de pilotage comportait la radio et les jauges de carburant et de vitesse. Lorsque ses doigts s’envolèrent au-dessus des boutons, les cadrans s’allumèrent comme les ampoules d’un flipper.

Retenant son souffle, il appuya sur les manettes des gaz, l’une après l’autre. Les turbines démarrèrent dans un ronflement guttural se prolongeant en un hurlement strident quand elles furent toutes enclenchées. Satisfait de constater que les moteurs tournaient, il fit un signe de la main à Austin qui se tenait toujours près du mur. Austin lui retourna son geste.

Pendant que Zavala sautait sur le siège du copilote et réglait l’alimentation en carburant, Austin manœuvra le commutateur mural. Un étroit rai de lumière s’insinua sous la porte qui se soulevait. Kurt se précipita sous le ventre de l’avion, débrancha le cordon d’alimentation, puis, au moyen du marteau qu’il avait pris soin de mettre de côté en prévision de cette tâche, il fit voler les cales bloquant les roues. Ensuite, il dut trouver son chemin à tâtons à cause de la fumée, mais bientôt il se hissa jusqu’à l’avion et referma le panneau.

Les gaz d’échappement sortirent des moteurs comme une nuée ardente et s’engouffrèrent au fond du hangar. Tout ce qui n’était pas vissé au sol fut projeté contre la paroi par l’extraordinaire puissance du souffle ou fondu par la chaleur intense qui s’en dégageait. Le fracas était tel qu’on s’entendait à peine penser. Le hangar s’emplit de gaz et de fumées aussi brûlants que suffocants.

Le souffle court, Austin s’écroula sur le siège du copilote. « Elle est toute à toi, mon vieux. »

Jœ leva le pouce. « Elle est un peu excentrique, mais pas si mal pour une vieille fille. »

Les yeux de Zavala étaient rivés sur la porte en train de s’ouvrir. Gardant les freins serrés, il rabattit les manettes des gaz l’une après l’autre, jusqu’à obtenir toute la puissance. S’ils avaient pu se payer le luxe d’un équipage au grand complet, Zavala aurait demandé à l’ingénieur de vol si les moteurs tournaient correctement, mais dans les circonstances actuelles, il devait se contenter de se fier à son oreille exercée, il était impossible de distinguer un réacteur de l’autre, mais leur ronronnement continu était plutôt bon signe.

Un instant, la porte sembla résister puis elle s’ouvrit totalement. Zavala desserra les freins ; l’avion fit un bond en avant. Il appuya doucement sur les commandes des gaz et quand il ressentit la puissance de poussée se chiffrant à plusieurs milliers de tonnes, il poussa un hurlement de triomphe. L’avion s’engagea à travers l’ouverture. Mais la jubilation de Jœ fut de courte durée.

Le gros hélicoptère vert se trouvait en plein milieu de la ligne de décollage, il avait atterri juste après avoir tiré la deuxième fois dans la façade du hangar et, à présent, il était posé sur la toundra à environ sept cents mètres de là. Des hommes en uniforme vert foncé étaient postés à l’extérieur du hangar, prêts à donner l’assaut, lorsque l’aile émergea tel un monstrueux oiseau noir sortant de sa coquille. Leur surprise se mua rapidement en terreur et ils s’éparpillèrent comme des feuilles dans le vent.

Appuyé contre son appareil, le pilote de l’hélicoptère fumait une cigarette quand il vit le gigantesque engin foncer sur lui. Il se réfugia très vite à l’intérieur de la cabine. Il devait prendre une décision sans attendre. S’il restait où il était, l’avion lui rentrerait dedans. Si, dans l’urgence, il lançait des roquettes ou se servait de ses mitrailleuses, il avait une chance de percer le mince fuselage de l’aile volante. Dernière solution : décoller immédiatement.

L’attention d’Austin fut distraite par un bruit caractéristique, comme si un pic-vert géant cognait sur le fuselage. Zavala crut qu’un des moteurs était en train de se détacher et ne fut qu’en partie soulagé lorsqu’Austin lui annonça : « Ils nous tirent dessus. Tu fais décoller ce tracteur ou tu comptes rouler comme ça jusqu’à Nome ? »

En raison de la disposition inhabituelle du tableau de bord, Zavala ne pouvait voir toutes les jauges. Il se dirigea vers l’hélicoptère pour garder l’avion en ligne droite et cria à Austin de lui annoncer la vitesse. « Quarante ! » hurla Austin.

Zavala fut surpris par l’accélération rapide de l’engin, en dépit de son énorme masse et de ses pneus à demi gonflés. Il lui fallut maintenir fermement les commandes pour éviter que le nez ne s’élève. « Soixante ! »

Le train d’atterrissage rencontra la surface du lac peu profond, mais la vitesse de l’avion continuait d’augmenter. « Quatre-vingts ! »

Tandis qu’Austin annonçait les vitesses, Zavala sentit le manche s’assouplir, ce qui signifiait que l’avion était sur le point d’atteindre sa vitesse de décollage. « Cent ! »

Zavala compta jusqu’à dix, puis tira sur le manche. Les pieds des deux hommes traversèrent presque le plancher de l’avion ; ils ne pouvaient s’empêcher d’appuyer sur des pédales d’accélérateur invisibles. L’énorme engin sembla bondir vers les cieux. Zavala s’était dit qu’ils éviteraient facilement l’hélicoptère, mais l’avion fit mieux que cela. Dès qu’il commença à s’élever, ils ne virent plus rien d’autre que l’azur.

Le pilote de l’hélicoptère avait enfin décidé de l’attitude à adopter. Hélas, c’était la mauvaise. Il avait à tort estimé que l’énorme engin en forme de chauve-souris qui s’avançait lourdement vers lui heurterait immanquablement son appareil, aussi décolla-t-il presque au moment même où l’aile quittait le sol.

Du siège du copilote, Austin vit nettement l’hélicoptère prendre de la hauteur et leur couper la voie. Zavala, lui, ne comprenait pas que la collision était imminente. Il ne pensait qu’à réussir son décollage. D’après ses calculs, l’accélération rapide de l’aile aurait pour effet d’arracher les revêtements du train d’atterrissage, trop lent à se rétracter. Ce train avait été conçu pour des avions à hélices, se déplaçant moins rapidement. Les pilotes compensaient ce défaut en rentrant le train pendant que l’avion n’était qu’à quelques dizaines de mètres du sol tout en redressant fortement le nez.

Sans cette manœuvre inhabituelle, la collision eût été inévitable. Mais, en l’occurrence, les deux engins se frôlèrent sans se percuter. On entendit pourtant un horrible froissement métallique lorsque le train d’atterrissage racla les rotors de l’hélicoptère qui se désintégrèrent. L’appareil plana un instant entre ciel et terre, immobile, avant de retomber brutalement sur le sol où il explosa dans une boule de feu. L’impact fit vaciller l’aile que Zavala parvint à redresser. Ils continuèrent à grimper dans le ciel puis se stabilisèrent à une altitude de mille cinq cents mètres.

S’apercevant qu’il avait oublié de respirer, Zavala dégonfla ses joues et remplit goulûment ses poumons d’air, si rapidement que l’effort lui donna le tournis. Austin lui demanda de faire un point sur les avaries tout en jetant lui-même un coup d’œil sur ce qu’il pouvait apercevoir du haut de son perchoir. Le fuselage était criblé d’impacts de balles. Des morceaux d’aluminium continuaient à se détacher, et un second réacteur commençait à fumer. « On dirait un bout de gruyère, mais ce vieil oiseau est un dur à cuire. »

Zavala mit le cap sur la région de Nome. Ils n’avaient pas besoin de voler en altitude aussi maintint-il l’avion à quelques centaines de mètres du sol. Au bout d’un moment, il se mit à rire. « Qu’est-ce qu’il y a de si drôle, compadre ? » lança Austin toujours juché au-dessus de son partenaire. Tout en parlant, il tripotait la radio. « J’étais juste en train d’imaginer leur tête au moment où ils nous verront débarquer à bord d’un bombardier furtif vieux de cinquante ans.

— C’est simple. Nous dirons que notre mission a tourné court et que nous avons été kidnappés par des extraterrestres », proposa-t-il.

 

 

L’arrivée de l’aile volante criblée de balles causa un grand émoi parmi les habitants de Nome. Ce fut l’événement le plus mémorable depuis la première course Iditarod. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre : un avion noir qui ne ressemblait à rien s’était posé sans train d’atterrissage sur un mouchoir de poche. Bientôt, il fut entouré par une foule de curieux. Austin avait appelé Sandecker depuis l’aéroport pour lui faire part de ses découvertes et lui demander des renforts conséquents. À son tour, Sandecker se mit en contact avec le Pentagone qui lui apprit qu’une équipe des Opérations spéciales était en manœuvres sur la base aérienne d’Elendorf, près d’Anchorage. Les soldats furent aéroportés vers Nome. Après qu’Austin eut expliqué la situation aux commandants des Opérations spéciales, au cours d’une réunion stratégique, ils décidèrent de partir en reconnaissance avec un hélicoptère pour se rendre mieux compte de l’étendue du problème. La force d’assaut principale les suivrait de près.

Curieuse coïncidence, Austin et Zavala regagnèrent la base secrète à bord d’un hélicoptère Pave Hawk. L’engin long de vingt mètres ressemblait comme un frère à celui qui avait patrouillé sur l’Aire 51, le lieu top secret qui, selon les mordus des OVNI, recèlerait certains vestiges extraterrestres et le vaisseau spatial qui se serait écrasé à Roswell, au Nouveau-Mexique. L’hélicoptère arriva seul, à une vitesse de deux cent trente kilomètres-heure, volant à basse altitude au-dessus de la toundra, pour éviter de se faire repérer. Comme il parvenait en vue de la base, il fit un premier passage au-dessus de la piste d’atterrissage recouverte d’eau, en rasant le sol avec ses palpeurs de déplacement et de vibration. Ne décelant aucun signe de vie, il décrivit un large cercle. À son bord, se trouvait une équipe composée de huit soldats des Opérations spéciales, lourdement armés, et de deux passagers : Austin et Zavala. Tous observaient attentivement les cieux. Leur attente fut de courte durée.

Un avion apparut venant de la mer et passa au-dessus de la base. Le Combat Talon à quatre moteurs était spécialement conçu pour soutenir les Equipes d’Opérations spéciales dans certaines circonstances délicates. On vit plusieurs objets noirs tomber du fuselage et, quelques secondes plus tard, vingt-six parachutes s’épanouirent. Les parachutistes se posèrent en douceur sur les collines basses derrière le hangar de l’aile volante.

L’hélicoptère poursuivit son vol circulaire. L’avion transportait le premier contingent de l’opération commando. Si le premier groupe d’assaut rencontrait des problèmes, l’hélicoptère les couvrirait grâce à ses deux mitrailleuses 7. 62 mm et débarquerait les troupes de réserve à l’endroit où leur présence était la plus nécessaire.

Il y eut quelques minutes de tension extrême. Puis la voix du chef d’équipe au sol grésilla dans la radio de l’hélicoptère. « Tout va bien. Paré à atterrir. »

Le Hawk se dirigea vers la carcasse de l’hydravion mêlée aux cendres de l’hélicoptère détruit par l’aile volante et se posa juste devant le hangar dont la porte massive béait comme la bouche d’un patient sur le fauteuil d’un dentiste. Un contingent de soldats des Spécial Ops en tenue de camouflage, armés de fusils d’assaut M-16A1 et de lanceurs de grenades, autant de formidables machines à tuer, surveillait les parages pendant qu’un autre escadron explorait l’intérieur du hangar. Dès que l’hélicoptère toucha le sol, les soldats surgirent de ses portes latérales pour rejoindre leurs camarades.

Puis les deux hommes de la NUMA en descendirent à leur tour et entrèrent dans le hangar. L’espace semblait encore plus vaste à présent que l’aile volante n’y était plus. Des débris carbonisés, laissés par leur décollage, étaient éparpillés sur le sol. Les cloisons du fond, qui avaient reçu de plein fouet la pression et la chaleur dégagées par les réacteurs, étaient roussies et leur peinture cloquait. Ils contournèrent avec précaution les débris fumants et se dirigèrent aussitôt vers la pièce de stockage dont la porte était ouverte. Les boîtes ne s’y trouvaient plus. « Vide comme une bouteille de tequila un dimanche matin », dit Zavala. « C’est ce que je craignais. Ils devaient avoir un autre hélicoptère à leur disposition. »

Ils sortirent pour échapper à la fumée étouffante qui régnait entre les murs du hangar. Ayant trouvé une bande de terre plate et sèche, le Talon était en train d’atterrir quelque quatre cents mètres plus loin. Ils s’avancèrent jusqu’à la carcasse de l’hélicoptère, espérant qu’elle leur fournirait certains indices. À l’intérieur, il n’y avait que des cadavres carbonisés. L’officier qui avait mené la première vague d’assaut se présenta devant eux et leur serra la main. « Je ne vois pas pourquoi vous souhaitiez qu’on vous accompagne », dit-il, en désignant du pouce l’hélicoptère accidenté. « Vous avez fait du bon boulot, les gars.

— Nous ne voulions pas abuser de notre bonne étoile », répliqua Austin.

L’officier sourit d’un air radieux. « Cet endroit est propre comme un sou neuf. Nous avons vérifié le bunker souterrain, comme vous l’avez suggéré. On a trouvé deux cadavres au fond du puits que vous nous avez dit d’inspecter. Cela vous évoque-t-il quelque chose ? »

Austin et Zavala échangèrent un regard surpris. « Jœ et moi avons installé un petit piège à tigres à l’intention de nos hôtes. Nous ne pensions pas qu’il fonctionnerait.

— Oh, il a bel et bien fonctionné. Rappelez-moi de ne jamais entrer chez vous sans m’être annoncé.

— Je m’en souviendrai. Désolé de vous avoir causé tout ce dérangement pour rien », s’excusa Austin.

— On n’est jamais trop prudent. Vous savez ce qui est arrivé à Atka et Kiska. »

Austin hocha la tête. Il connaissait l’histoire des deux îles Aléoutiennes occupées par les Japonais. Après avoir été défaits lors de l’attaque de l’une de ces îles, les soldats américains projetèrent d’envahir massivement Kiska et découvrirent que les Japonais s’étaient tranquillement fait la malle la nuit précédente. « C’est exactement ce qui s’est passé ici. Les poules ont quitté le poulailler. »

De nouveau, l’officier considéra la carcasse tordue en émettant un petit sifflement : « Je dirais que vous leur avez coupé les ailes. »

Austin secoua la tête. « Malheureusement, il y avait dans le hangar une chose qu’ils ont emportée avec eux. En tout cas, merci pour votre aide, Major.

— Ce fut un plaisir. Les manœuvres c’est bien, mais rien ne vaut une bonne mission où l’on risque vraiment de se trouver sous le feu de l’ennemi.

— Si je peux vous rendre encore service dans l’avenir, je n’hésiterai pas. »

L’officier sourit d’un air crispé. « D’après ce que j’ai vu de ce vieux bombardier que vous avez ramené à Nome, je dirais que vous êtes homme à tenir vos promesses. »

L’opération s’étant terminée plus tôt que prévu, Austin et Zavala acceptèrent de se laisser conduire à Elendorf, où ils comptaient attraper un vol pour Washington. Quand les avions se posèrent à Nome pour refaire le plein, Zavala décida d’utiliser son charisme extraordinaire et le compte en banque de la NUMA pour tranquilliser le propriétaire du Maule malencontreusement détruit, il sortait de l’agence de location, après avoir accepté d’acheter un nouvel avion à la compagnie, quand il vit Austin s’avancer vers lui à grands pas, le visage grave, et lui tendre un bout de papier. « Ça vient de tomber. »

Zavala parcourut le message de la NUMA : « Gamay et Francesca enlevées. Trout blessé. Venez immédiatement. S. »

Sans échanger un seul mot, ils se précipitèrent sur le tarmac pour rejoindre le Talon qui les attendait.